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d’ailleurs elle est une puissance coloniale, vouée exclusivement par sa nature même aux seules préoccupations du commerce.

Tout dernièrement, un membre de la chambre des communes, M. Lawson, poussait encore plus loin la sagesse ; il proposait au parlement de dégager solennellement l’Angleterre de tous les traités dont le maintien avait été placé sous sa garantie, et qui pouvaient devenir pour elle une cause de difficultés ou un danger de guerre, et M. Gladstone ne trouvait rien à répondre à une proposition aussi prudemment patriotique, sinon que ces traités n’engageaient à rien, et qu’ils conféraient la faculté sans imposer le devoir d’intervenir. M. Disraeli lui-même, l’auteur présumé du livre prophétique de la Bataille de Dorking, le chef d’un parti qui a cru devoir à l’honneur anglais de protester, au moins pour la forme, contre l’abandon de la France, ne veut pas s’arrêter à la pensée de la guerre. Dans son dernier discours au meeting de Manchester, il n’ose attaquer la politique d’inaction du ministère whig qu’en mettant hors de question le maintien de la paix. Une simple démonstration, dit-il, aurait suffi pour changer le cours des choses. M. Disraeli est un habile homme qui connaît l’humeur du public anglais : il ne veut pas se rendre impopulaire en laissant supposer que, s’il eût été au pouvoir, il eût fait autre chose que des démonstrations, pacifiques. Désormais, personne ne l’ignore en Europe, l’Angleterre est vouée avant tout à la politique du comfort. On peut la provoquer sans péril. Elle versera quelques larmes charitables sur l’infortune de ses alliés, mais elle ne viendra pas à leur secours, et son épée ne sortira plus du fourreau.

Ainsi c’est pour sauvegarder les intérêts de son commerce, pour mieux conserver sa puissance coloniale, que l’Angleterre se croit obligée à cette humiliante abdication ! Ne voit-elle pas que sa prépondérance commerciale et sa richesse même, qui en dépend, tiennent surtout au rang élevé qu’elle a tenu dans le monde ? N’est-il pas évident que ses colonies seront menacées le jour où elle cessera de les protéger par le respect qu’elle inspire ? Les unes se sépareront, les autres seront conquises. La Russie prendra l’Inde et supplantera l’influence anglaise en Orient. L’Australie deviendra indépendante, hostile peut-être, le Canada se fondra dans le sein de la grande république américaine. L’Angleterre aura perdu sa suprématie maritime, et sa puissance coloniale s’évanouira, parce qu’elle n’aura pas voulu défendre son influence en Europe. Pour avoir une paix sérieuse et durable, il faut l’acheter par des efforts continuels. Malheur aux nations trop prudentes qui, soit au dedans, soit au dehors, oublient leurs droits et leurs devoirs pour les satisfactions du bien-être et pour les douceurs de la paix !