Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/414

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conformer sa conduite, que toute guerre européenne est une guerre civile, était devenu une sorte d’axiome pour les cabinets. Les hommes d’état qui avaient rédigé les traités de paix de 1815, les Metternich et les Nesselrode, restés avec éclat dépositaires du portefeuille des affaires étrangères, regardaient comme de leur honneur et de leur devoir au premier chef de perpétuer cette paix si chèrement achetée, et dont au surplus ils avaient tiré, chacun pour sa patrie, un parti excellent. Les souverains eux-mêmes étaient de tout cœur dans ces heureuses dispositions. Par-dessus les autres, l’empereur de Russie, Alexandre Ier, y cherchait la gloire la plus précieuse à ses yeux. Les souverains de l’Autriche et de la Prusse imitaient volontiers l’exemple de leur allié. L’Angleterre s’occupait avant tout d’étendre son commerce ; la France cicatrisait ses plaies. Les difficultés qui pouvaient surgir entre les différens états s’aplanissaient presque d’elles-mêmes sous l’invocation du saint nom de la paix. Le bon accord était le programme à la mode ; mais ce règne d’Astrée ne pouvait durer. La raideur s’introduisit de nouveau dans les rapports de gouvernement à gouvernement, et peu à peu il est revenu de bon goût d’affecter vis-à-vis de l’étranger un faux point d’honneur et de la morgue. Confondant l’arrogance avec l’indépendance, les peuples ont eu le tort d’approuver ce changement d’allures et même de le provoquer. Les peuples libres, car en Europe ils le sont presque tous aujourd’hui, en sont arrivés par degrés à se proposer pour modèle les uns vis-à-vis des autres les seigneurs féodaux les plus altiers. Un ministre des relations extérieures circonspect, équitable, qui tient compte de la dignité des gouvernemens étrangers en même temps qu’il est soucieux de celle du gouvernement dont il est membre, est à peu près certain de ne pas être populaire. On l’accuse d’avilir la nation, parce que, connaissant les calamités que la guerre traîne après elle, il s’applique à en écarter les chances ; on exclame qu’il veut la paix à tout prix. Le ministre qui, au contraire, prend volontiers envers l’étranger un ton voisin de l’impertinence acquiert une immense popularité. Il est un patriote, un grand citoyen. Les partis lui tressent des couronnes, et se font un devoir de le replacer sur le pavois quand il a eu la mésaventure d’être renvoyé du pouvoir.

Il s’en est offert des exemples éclatans à une époque qui chronologiquement n’est pas fort éloignée de nous, mais dont nous sommes séparés par des événemens si désastreux et de proportions si énormes que déjà elle est acquise au domaine de l’histoire, de sorte qu’on peut en dire sa pensée tout entière, sans risquer d’offenser personne. Qui ne se rappelle les affaires de la petite île de Taïti, la reine Pomaré et le missionnaire anglais Pritchard, qui, dans