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étant désintéressés, ont lieu de juger avec équité ; mais les souverains victorieux, leurs ministres et leurs généraux ne s’en soucient guère. Que leur importe que des philosophes de l’autre côté de la frontière maudissent la guerre, et la dénoncent comme un outrage aux lois divines et humaines ? La voix austère des sages qui peuvent avoir protesté n’a de l’écho que dans la postérité, et les princes belliqueux ne songent qu’au présent. Ils narguent l’avenir en savourant les fumées de l’encens que brûle pour eux le vulgaire.

Un des caractères les plus étranges du temps où nous vivons ne serait-il pas le suivant ? En même temps que, entre personnes de nationalité différente, les rapports individuels sont chaque jour plus profondément empreints d’estime et de bienveillance réciproques* en même temps que les intérêts pacifiques par excellence, ceux du commerce international, acquièrent des développemens inouïs, en même temps les institutions militaires, par lesquelles chaque nation menace ses voisins et s’apprête à leur mettre l’épée sur la gorge, se déploient sur des proportions toujours croissantes, et l’Europe adopte avec une surprenante unanimité une organisation sociale et politique ayant pour base que la profession de soldat soit apprise et pratiquée par tous indistinctement, et inhérente à la qualité même de citoyen.

Que pourra devenir le droit international au milieu de ce débordement de l’esprit militaire ? On ne voit guère comment l’équité, la sagesse, la modération, pourront fleurir à l’ombre de la forêt de baïonnettes qui va couvrir la surface de l’Europe.

Qu’est-ce donc que le droit international ? Y a-t-il même un droit international bien constaté ? Oui et non ; assurément il existe sur ce sujet un certain nombre de règles reconnues de la plupart des esprits éclairés, à quelque nation qu’ils appartiennent. Des hommes d’un rare savoir et d’un grand jugement ont écrit sur ces matières des volumes parfaitement raisonnes et convaincans, à commencer par le célèbre Grotius, qui fut un homme supérieur[1]. Après Grotius, le nombre des hommes éminens qui ont écrit sur le droit international est considérable. Parmi ceux qui ne sont plus, on cite ordinairement Puffendorf, Vattel, l’illustre Montesquieu, aussi grand écrivain que penseur profond, et Bentham, et Kant, et une foule d’autres dont on trouvera la liste chez M. Calvo, qui a pris beaucoup de peine pour la tracer complète. Avant Grotius, il y avait eu Machiavel, autre homme de génie, mais qui s’inspira d’une morale subversive. Je dois mentionner aussi un auteur bien moins connu que M. Calvo a mis en lumière, l’Espagnol Balthazar de Ayala, qui

  1. L’ouvrage de Grotius a été, dans les XVIIe et XVIIIe siècles, traduit en français deux fois. Il vient d’en paraître une traduction nouvelle, très exacte et accompagnée d’utiles commentaires par M. Pradier-Fodéré.