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elle leur a donné la majorité numérique ; qui pourtant oserait dire que c’est la classe des petits boutiquiers qui a gouverné l’Angleterre de 1832 à 1867 ? Elle s’est contentée de vendre ses voix à ce que l’on nomme en Angleterre les classes gouvernantes (governing classes) ; elle n’a pas eu d’hommes d’élite propres, de visées politiques particulières, elle a eu tout au plus des passions, des préjugés faciles à satisfaire. Il n’y a pas de classe au reste plus attachée aux lords, à l’aristocratie, plus naïvement éprise du rang, de la richesse, que celle des petits marchands. C’est ce qu’il y a de moins noble dans la nation ; les détaillans sont les électeurs les plus impurs, les agens les plus complaisans de la corruption électorale. Cette corruption a été aussi éhontée après 1832 qu’auparavant. De temps en temps, des comités d’enquête la recherchent, la poursuivent ; mais la publicité de leurs procès-verbaux, loin de réprimer le mal, semble seulement familiariser les esprits avec les habitudes de la vénalité électorale. Dans les comtés, dans les bourgs, on vend sa voix au plus offrant, whig ou tory. Les libéraux ne sont pas plus scrupuleux que les conservateurs. Pour faire une élection, il faut gagner les gens de loi et les cabaretiers. Les courtiers parlementaires sèment l’argent, les cabaretiers versent la bière ; les grands brasseurs, qui possèdent presque tous les cabarets, sont une puissance dans l’état. Le petit marchand ne se croit pas déshonoré, s’il tire une dizaine ou une vingtaine de livres sterling d’une élection ; le candidat ne l’est point pour acheter de quelques milliers de livres sterling l’honneur de faire des lois.

La réforme de 1832 n’a guère changé le parlement ; celle de 1867 a donné la franchise dans les bourgs à tout homme domicilié depuis un an et payant la taxe des pauvres, quel que soit son loyer. Dans les comtés, il faut payer un loyer de 12 livres. On est réduit aux conjectures pour apprécier les conséquences de cette nouvelle réforme. Les Cassandres ont fait les plus sinistres prophéties. On craint d’avoir donné trop de droits au nombre, à l’ignorance ; « il faudra, a dit M. Lowe, que nous nous décidions à enseigner l’alphabet à nos maîtres. » On peut se rassurer cependant. En premier lieu, la réforme n’a pas été violemment arrachée par le peuple aux classes gouvernantes. Depuis bien des années, le mot de réforme parlementaire n’était qu’un appât de popularité ; on la promettait sans la désirer. Tant que dura le ministère de lord Palmerston, on savait qu’on en pouvait parler sans danger. Après sa mort, le parti libéral, qui n’était plus soutenu par sa popularité, se crut obligé de présenter un bill de réforme ; mais il s’éleva bientôt dans son propre sein un corps d’opposition recruté principalement dans les grandes familles. Celles-ci redoutaient moins une réduction du