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chaîne morale entre les représentans successifs du même nom. En sortant de l’université, le jeune lord imberbe va prendre sa place à Westminster du côté où siégeaient ses aïeux. En quoi diffère-t-il de ses amis qui sont assis de l’autre côté ? Ils ont mêmes habitudes, mêmes préjugés, même idéal politique, religieux, moral, et néanmoins, tant qu’ils vivront, l’un votera ouf quand l’autre votera non. Ils sentent qu’ils accomplissent une fonction, ils sont comme des poids de même métal attachés aux deux bouts d’un levier ; quand l’un monte, l’autre descend.

Ces traditions pénètrent, quoique avec un caractère moins impératif, dans la chambre des communes. De la sorte il s’y trouve toujours deux partis en présence ; leur nom change d’âge en âge, les problèmes du siècle présent ne sont pas les mêmes que ceux des siècles derniers. La prérogative royale, qui a été si longtemps en litige, semble aujourd’hui parfaitement définie. Les questions sociales ont pris le pas sur les questions de l’ordre constitutionnel. Les whigs sont devenus les libéraux, les tories les conservateurs ; mais le tour d’esprit, les instincts, les aspirations des tories, se retrouvent modifiés par le temps et les circonstances dans les conservateurs. Les conservateurs modernes ont des principes de gouvernement qui en bien des pays épouvanteraient ceux qui se flattent d’être les représentans du progrès. Tories et whigs ont le même respect de la constitution et des droits populaires, les mêmes mœurs politiques ; ni les uns ni les autres ne songent à usurper le pouvoir, à s’y maintenir autrement que par les moyens légaux, par la persuasion, par le concours des majorités. On peut causer très longtemps avec un homme politique anglais avant de s’apercevoir qu’il appartienne à l’un ou à l’autre des partis. On ne voit point chez ceux qui attendent le pouvoir cette amertume, cette impatience, cette lassitude de la fidélité ou cette ardeur désespérée qui s’observent en France, en Espagne, en Italie. Le mot de vaincu s’applique mal à des gens qui sortent si simplement des affaires.

On peut s’étonner cependant que les cadres politiques aient une telle solidité et se déforment si lentement, d’autant plus que les oscillations qui élèvent et rabaissent un parti ont été souvent d’une extrême lenteur. La révolution de 1688 porta les grandes familles whigs au pouvoir. Le nouvel établissement avait à lutter contre les passions les plus tenaces ; il conserva longtemps, pour la moitié de la nation, le caractère de l’usurpation et presque de la conquête. Guillaume III était arrivé comme un conquérant avec ses régimens ; il resta toujours son propre ministre des affaires étrangères. L’Angleterre n’était pas sa pensée dominante, elle n’était qu’un de ses instrumens contre la puissance de Louis XIV. Au dedans, il n’avait