Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/281

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toutes les forces naturelles, du temps, de l’hérédité, de l’énergie humaine, du caractère, des inégalités natives, des événemens. La force d’une telle société venait de ce qu’elle ne doutait pas d’elle-même, et elle ne doutait pas d’elle-même parce sa foi religieuse avait passé dans sa foi politique. « Il y aura toujours des pauvres parmi vous. » Le peuple croyait aussi fermement à cette autre maxime : « il y aura toujours des lords parmi vous, » La vie était acceptée comme un fardeau, une tâche, un labeur ; tous les ouvriers ne pouvaient travailler aux mêmes étages. Qu’importent les inégalités, les injustices même d’un jour, à celui qui a la vision d’un avenir infini ? Au-dessus de ces milliers d’existences, les unes brillantes, faciles, les autres ternes, sombres, désespérées, toutes éphémères, il y avait sur la terre une existence prolongée et durable, celle de l’Angleterre. Tout ce qui la glorifiait, l’embellissait, était bon, tout ce qui la fortifiait utile. L’idée chrétienne du sacrifice est le fil qui coud la nation comme la famille. Que n’est-on prêt à donner à cette idole qui s’appelle la patrie ! Les politiques modernes ne songent pas assez que le peuple, enfant de cœur et d’esprit, a une vie tout imaginative : ce sont les petits, les humbles qui se plaisent le plus aux rêves de grandeur. Pourquoi le Breton, qui n’a jamais vu, qui ne verra jamais le clocher de la cathédrale de Strasbourg, souffre-t-il si vivement aujourd’hui de la perte de l’Alsace ? Il y a sans doute plus d’un paysan en France qui troquerait volontiers cette belle province contre sa fraction infinitésimale d’impuissante souveraineté. Tant que l’Angleterre grandissait, abattait ses rivaux, bravait Rome et les puissances catholiques, la vision et le retentissement de ces luttes remplissaient les esprits : il n’y avait pas encore de place pour les calculs égoïstes. La hiérarchie politique anglaise n’aurait pu être respectée tant d’années, si l’Angleterre n’avait pas été menacée par tant d’ennemis, si elle n’avait eu que des besognes et des soucis domestiques ; mais sa vie fut une longue conquête défensive, en Europe, dans l’Inde, aux Antilles, au Canada. Si elle n’était une très grande puissance, elle n’était rien. Si elle ne pouvait se faire respecter dans toutes les mers, elle ne pouvait plus défendre ses propres côtes. Ainsi elle s’accoutumait à regarder le monde entier comme son ennemi. De là une tension extraordinaire, des habitudes impériales, et, sous tant de flegme apparent, un état permanent de crise, de hâte, d’inquiétude, une disposition à se servir des instrumens les plus proches, les plus familiers. L’Angleterre a toujours été comme un général plus pressé de gagner des batailles que de changer l’uniforme de ses soldats.

Quelles que fussent leurs imperfections, les parlemens anglais ont