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jolie femme en ce temps-là pour s’habiller des pieds à la tête, puis la laissa seule.

Le soir même, après le coucher du soleil, n’emmenant avec lui que son vieux familier, il la conduisit dans une de ses villas, située dans un site charmant et solitaire à l’ombre épaisse d’un bouquet d’arbres. Là, ils furent mariés dans le plus grand secret. Ils avaient attendu longtemps avant d’être unis ; cependant ils ne regrettaient pas le temps perdu, ils étaient pénétrés de reconnaissance du bonheur qu’ils se donnaient mutuellement. Aquilinus consacrait la journée aux affaires et venait chaque soir retrouver sa femme, emporté par ses meilleurs coursiers. Les jours de pluie et d’orage, quand l’air était chargé d’ennui, il rentrait parfois plus tôt que d’habitude, afin d’égayer sa chère Eugenia. Celle-ci, sans beaucoup de paroles, s’était mise, avec la même ardeur qu’elle avait autrefois portée dans l’étude de la philosophie et de l’ascétique chrétienne, à étudier l’amour et le dévoûment conjugal. Quand ses cheveux eurent repoussé et qu’ils furent d’une convenable longueur, Aquilinus ramena sa belle épouse chez ses parens étonnés, et leurs noces furent célébrées avec pompe. Le père se montra bien un peu désappointé de retrouver dans sa fille, à la place d’une déesse immortelle et d’une constellation céleste, une simple femme terrestrement amoureuse de son mari, et il ne vit pas sans chagrin enlever du temple la statue jadis consacrée ; cependant il se consola bientôt en voyant cette fille plus charmante et plus aimable qu’elle ne l’avait jamais été. Aquilinus plaça l’idole de marbre dans la plus belle pièce de sa maison, mais il n’eut plus envie de l’embrasser, ayant trouvé mieux maintenant.

Eugenia, lorsqu’elle eut fait assez de progrès en la science du mariage, se tourna vers d’autres études, et entreprit de convertir son époux au christianisme, qu’elle n’avait pas cessé de confesser, et elle n’eut pas de repos qu’Aquilinus n’eût publiquement adhéré à sa foi. La légende nous dit encore comment toute la famille revint à Rome vers l’époque où Valerianus, l’ennemi des chrétiens, monta sur le trône, et comment, par suite des persécutions qui commencèrent alors, Eugenia devint une glorieuse martyre, et fit d’étranges miracles avant qu’elle mourût. L’empire qu’elle avait pris sur Aquilinus était si absolu qu’il lui avait permis d’emmener avec elle les deux frères Hyacinthes d’Alexandrie à Rome, où ils furent assez heureux pour gagner également la couronne du martyre ; dans un sarcophage des catacombes, on a retrouvé leurs restes réunis comme deux agneaux dans une poêle.