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La perfide veuve répéta ensuite son récit mensonger, l’interrompant fréquemment par des soupirs et des larmes. Quand elle eut fini et qu’elle s’enveloppa de nouveau dans ses voiles avec un geste de pudeur effarouchée, les moines se regardèrent effrayés, puis regardèrent leur abbé, dont la vertu était pour eux hors de doute, et ils élevèrent tous ensemble la voix pour repousser cette fausse accusation. Cependant, outre la nombreuse domesticité de la traîtresse, plusieurs voisins et quelques passans, qui avaient vu l’abbé s’échapper de la maison déconfit et troublé, et qui de très bonne foi le croyaient coupable, venaient maintenant témoigner hautement contre lui ; les pauvres moines étaient écrasés par le nombre. Leurs yeux s’arrêtaient incertains sur leur abbé ; sa grande jeunesse tout à coup apparut à quelques grisons sous un jour suspect. — S’il était coupable, s’écriaient-ils, le châtiment de Dieu ne manquerait pas de le frapper, comme eux-mêmes le livraient dès à présent à la justice humaine.

Tous les regards se portèrent sur Eugenia, qui restait abandonnée au milieu de la foule. On l’avait trouvée couchée dans sa cellule et dévorant ses larmes, lorsqu’on l’avait arrêtée avec les moines ; depuis lors, elle s’était tenue debout, les yeux baissés, son capuchon rabattu sur le front. Elle était dans une position critique : gardait-elle le secret de sa naissance et de son sexe, elle tombait sous le coup du faux témoignage porté contre elle ; le révélait-elle, l’orage se déchaînait contre le monastère plus furieux même qu’auparavant, et elle le vouait à sa perte, car un couvent qui avait pour abbé une belle jeune femme devait s’attendre à toute sorte de soupçons de la part des païens. Ces craintes et ces incertitudes n’auraient pas eu de prise sur elle, si à ce moment elle s’était encore senti l’âme pure selon les idées monacales ; mais depuis la nuit dernière le schisme avait éclaté dans son cœur, et la malheureuse rencontre avec la perfide païenne avait achevé de la troubler, de sorte qu’elle ne trouva plus en elle le courage de prendre une attitude résolue et d’appeler un miracle.

Au moment où Aquilinus l’invitait à parler, elle se souvint pourtant de l’affection qu’il lui avait vouée, et elle se reprit à espérer. Modestement et très bas, elle dit qu’elle était innocente et qu’elle s’offrait à le prouver, si le consul voulait lui permettre de lui parler en secret. Sans savoir pourquoi, Aquilinus se sentit remué par le son de cette voix ; il accorda sur-le-champ l’audience qui lui était demandée. Eugenia fut conduite dans l’intérieur de sa maison, où il s’enferma avec elle dans une chambre écartée. Là, elle leva sur lui ses yeux, rejeta son capuchon en arrière, et lui dit : — Je suis Eugenia, qu’un jour tu as désirée pour femme.