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justement l’office du dimanche ; de la chapelle d’un couvent s’échappaient les sons pieux d’une hymne, Eugenia arrêta ses chevaux pour écouter, et elle entendit les versets du psaume : « Ainsi que la biche soupire après la source, mon âme soupire après le Seigneur. Mon âme a soif du Dieu vivant. »

Aux sons de ce chant, où vibrait un accent de fervente dévotion et d’humilité, elle sentit subitement s’évanouir en elle tout ce qui était artifice et vanité : elle s’était retrouvée elle-même. Lentement, silencieusement, elle reprit la course interrompue. Arrivée dans sa villa, elle s’enferma, quitta ses vêtemens pour s’habiller en homme, puis sortit avec ses Hyacinthes sans avoir été vue de ses gens. Elle s’en alla droit au couvent, se fit ouvrir la porte, se présenta devant l’abbé avec ses deux compagnons, et le pria de les admettre parmi ses moines, voulant tous trois renoncer au monde et se consacrer au Seigneur. L’abbé lui ayant posé diverses questions auxquelles elle n’eut pas de peine à répondre, avisée et instruite qu’elle était, il pensa qu’il avait affaire à des jeunes gens de bonne maison, et consentit aisément à les recevoir dans son monastère, où ils prirent dès lors l’habit ecclésiastique.

Eugenia faisait un beau moine, un petit moine ravissant ; on l’appelait le frère Eugenius. Les Hyacinthes s’étaient vus obligés d’endosser le froc à son exemple, sans qu’on eût pris la peine de les consulter ; ils étaient de longue main habitués à ne vivre que par la volonté de leur modèle féminin. Toutefois la vie monacale ne laissa pas de leur profiter ; ils coulaient maintenant des jours bien plus tranquilles, n’étaient plus astreints au travail et n’avaient d’autres devoirs qu’une obéissance passive. Frère Eugenius au contraire ne s’accorda point de repos ; il devint un moine célèbre, avec un visage blanc comme marbre, des yeux de feu et un port d’archange. Il convertit beaucoup de païens, soigna les malades et les misérables, pénétra dans les saintes Écritures, prêcha d’une voix argentine, et finit par être élu successeur de l’abbé à sa mort, de sorte que la gentille Eugenia fut un abbé régnant sur soixante-dix bons moines tant grands que petits.

Pendant ce temps, son père, après la disparition inexplicable de sa fille et de ses deux compagnons, avait été consulter un oracle, qui répondit qu’Eugenia avait été enlevée par les dieux et changée en constellation. Les prêtres n’étaient pas fâchés de montrer aux chrétiens qu’il se faisait encore des miracles, tandis que ceux-ci avaient depuis longtemps l’affaire dans le sac. On désigna même dans le ciel comme la nouvelle constellation une certaine étoile flanquée de deux petits satellites ; les Alexandrins s’arrêtaient dans les rues ou grimpaient sur les terrasses de leurs maisons pour la contempler,