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derrière son siège. L’un était habillé de bleu d’azur, l’autre avait un vêtement de couleur rose, elle-même portait une robe d’un blanc éblouissant. Un étranger eût été embarrassé de dire s’il avait devant lui trois beaux et suaves garçons ou bien trois fraîches jeunes filles. C’est devant ce tribunal que se présenta le viril Aquilinus, gravement drapé dans sa toge ; il eût été certes bien aise de parler à cœur ouvert et de déclarer sa tendre passion ; mais, voyant qu’Eugenia ne songeait nullement à renvoyer les deux jeunes gens, il s’assit en face d’elle sur un siège et fit sa demande en quelques paroles brèves et fermes, en surmontant son trouble, car il ne pouvait détacher ses yeux de tant de charmes.

Eugénia eut un sourire imperceptible ; elle ne rougit même pas, tant sa science et son esprit avaient maîtrisé en elle les délicates faiblesses de l’âme. Elle prit un air sérieux, et lui répondit en ces termes : Ton désir, Aquilinus, de faire de moi ta femme m’honore et me flatte ; mais il ne faut pas pour cela que je manque de sagesse, et ce serait en manquer que d’obéir sans nous connaître à un premier mouvement irréfléchi. Avant tout, si je me marie, je veux que mon époux comprenne mon être spirituel, qu’il sache respecter mes aspirations et les partager. Tu seras donc le bienvenu, si tu consens à me tenir compagnie et à t’exercer avec moi à la recherche des sublimes vérités, comme le font mes bons camarades que voici. De cette manière, nous verrons bien si nous sommes faits l’un pour l’autre, et après un temps passé à mettre en commun nos efforts, nous pourrons nous juger ainsi qu’il convient à deux créatures de Dieu qui doivent marcher, non pas dans les ténèbres, mais dans la lumière.

À cette hautaine prétention, Aquilinus réplique avec calme et fierté, en réprimant un secret mouvement de colère : Si je ne te connaissais point, Eugenia, je ne me serais pas présenté pour te demander en mariage, et, quant à moi, je suis connu de tout Rome aussi bien que de cette province. Si donc ta science ne suffit pas dès ce moment à juger qui je suis et ce que je vaux, elle n’y suffira, je le crains, jamais. Au reste, je ne suis pas venu pour me remettre à l’école ; je venais chercher une femme, et pour ce qui est de ces deux enfans, si tu m’accordais ta main, je commencerais par te proposer de les rendre à leurs parens, afin qu’ils pussent les aider et leur être utiles. Maintenant je te prie de me répondre, non en savant, mais en femme de chair et de sang.

En écoutant ce discours, la belle philosophe n’avait pu s’empêcher de rougir comme un œillet pourpré, et le cœur lui battait bien fort lorsqu’elle repartit : Ma réponse est toute prête, puisque tes paroles me prouvent que tu ne m’aimes point, Aquilinus… Cela