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la velléité d’enfreindre l’usage traditionnel. Tel fut aussi le cas d’une jeune et jolie Romaine nommée Eugenia ; il est vrai que, ainsi qu’il en advint à d’autres, elle se vit par son escapade jetée en un grand embarras, et forcée à la fin, pour se tirer du mauvais pas, d’appeler à elle les ressources de son sexe naturel.

Le père d’Eugenia était un notable romain qui vivait avec sa famille à Alexandrie, où pullulaient alors les philosophes et les savans de toute sorte. Aussi la jeune personne reçut-elle une éducation des plus soignées, et elle en profita si bien, qu’à peine avait-elle grandi un peu, on la rencontrait dans toutes les écoles des scoliastes et rhéteurs, où l’accompagnaient toujours en guise de trabans deux gentils garçons de son âge. C’étaient les fils d’un affranchi de son père, qu’on avait élevés avec elle, et qui étaient restés ses compagnons d’études.

Cependant elle devint la plus belle fille qu’il y eût au monde, et ses deux camarades, qui par aventure s’appelaient tous les deux Hyacinthus, n’avaient de leur côté cessé de croître et de s’épanouir ; quelque part que se montrât cette charmante rose qui avait nom Eugenia, on était sûr de voir les deux Hyacinthes voltiger à sa droite et à sa gauche ou bien la suivre à pas gracieux tandis qu’elle disputait avec eux tout en marchant. Jamais d’ailleurs bas-bleu n’eut d’auditoire mieux élevé, car ils étaient constamment de l’avis de leur maîtresse, et restaient toujours en leurs connaissances d’un bon pouce en arrière, de sorte qu’elle eut en toute occasion le dernier mot, et n’avait point à craindre de parler moins bien que ses compagnons. Tous les poétereaux d’Alexandrie composaient des élégies et des épigrammes en l’honneur de la jeune muse, et les bons Hyacinthes se chargeaient de copier ces vers sur des tablettes d’or et les portaient derrière leur maîtresse.

De jour en jour et d’année en année, celle-ci embellissait et devenait plus savante. Déjà Eugenia s’enfonçait dans les labyrinthes mystérieux des doctrines néoplatoniciennes, quand le jeune proconsul Aquilinus s’éprit d’elle et la demanda pour femme à son père. Or le père de la belle Eugenia était pénétré d’un tel respect pour sa fille, qu’en dépit de ses droits consacrés par la loi romaine il n’osa lui faire aucune proposition, et renvoya le prétendant à la décision souveraine de la jeune personne, quoique nul gendre ne lui parût préférable à Aquilinus.

Mais, de son côté, Eugenia l’avait remarqué depuis longtemps déjà, car il était le cavalier le plus parfait et le plus considérable qui fût à Alexandrie, et on le disait homme d’esprit et de cœur. Néanmoins elle reçut l’amoureux proconsul avec calme et dignité, entourée de ses rouleaux de parchemins, et ses deux Hyacinthes