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plusieurs publications intéressantes en Hollande et en Allemagne. Un savant professeur d’Utrecht, M. Brill, vient de faire paraître une nouvelle édition critique de l’histoire de saint Brandanus en vieux flamand, tandis que M. Schrœder en a mis au jour une version latine et trois autres en dialectes allemands. La bizarre odyssée du moine irlandais, bien que le côté merveilleux y domine, avait rencontré tant de crédit, que le Portugal, en abandonnant les Canaries au royaume de Castille, comprenait dans la cession « l’île de Saint-Brandanus, au cas où elle serait retrouvée. » M. Schrœder a publié encore la légende du bois de la vraie croix et une ancienne version poétique de l’histoire d’Esther. M. Rochholz s’est livré à une étude de mythologie comparée à propos des trois saintes Walburg, Verena et Gertrude, dans lesquelles il croit avoir retrouvé des divinités germaniques déguisées. Verena ne serait autre que Frigga, la Vénus teutonne.

Enfin un poète de Zurich, M. Gottfried Keller, a entrepris de terminer un certain nombre de ces ébauches commencées par des auteurs inconnus, en brodant sur l’antique canevas et en développant les velléités romanesques qui se trahissaient dans les allures du récit, comme un peintre ferait sortir un tableau des maigres linéamens d’une fresque à demi effacée. Depuis seize ans, M. Keller semblait chercher l’oubli. Sa réputation date d’un roman qu’il a écrit en 1854 (Der grüne Heinrich), et qui fut suivi en 1856 d’un volume de nouvelles (Die Leute von Seldwyla). Le tardif réveil de la muse nous vaut une série de récits poétiques où sur le fond d’or de la légende se détachent des types vivans et variés. Ces récits sont très travaillés, ciselés avec amour ; sous la bonhomie du conteur, la note ironique est souvent sensible. L’auteur n’indique pas les sources où il a puisé : sans y recourir, on reconnaît fréquemment la touche moderne ; il a visiblement forcé le trait en développant le côté profane, pour ne pas dire frivole, de la donnée originale. Comme spécimen de son talent, nous allons donner ici la première des sept légendes qu’il a essayé d’habiller à sa façon.


FRÈRE EUGENIUS.

Quand les femmes, renonçant à toute ambition de beauté et de grâce, veulent briller par d’autres qualités, il arrive qu’on les voit prendre habit d’homme et se promener ainsi affublées. La manie de ces travestissemens paraît déjà au sein du monde légendaire de la première chrétienté, et plus d’une sainte de ce temps-là éprouve