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chacun se place pour tenter la fortune. La grosse erreur fut de croire que la mise en rapport des eaux ne réclamait pas les mêmes soins que les autres opérations agricoles. On compte les risques, on calcule les coûts et dépens quand il s’agit de poulets ou de canards, mais il semblait, on ne sait pourquoi, que l’élevage du poisson dût se faire tout seul. C’est le contraire : soins incessans pour surveiller les œufs, écart de toute bête ennemie, barrages efficaces pour retenir l’alevin, sans parler des contestations légales dès qu’on met obstacle au cours de l’eau, tout cela n’est rien : la grande, l’insurmontable difficulté est précisément cette eau qui coule, qui se déplace, entraînant à chaque minute avec le jeune poisson le fruit de vos constans efforts. D’autre part, les chutes, multipliées par l’industrie, s’opposent à ce que les rivières soient empoissonnées d’aval en amont, et, comme le volume des eaux va croissant, il en résulte que le repeuplement, appréciable au voisinage de la source, devient insensible dès qu’il se répartit sur la masse entière du fleuve.

Encore ne parlons-nous que des espèces qui ne quittent jamais les mêmes eaux, comme les truites ; pour celles qui ne viennent que frayer dans les rivières, le problème se complique. L’alevin qu’on lancera reviendra-t-il ? retrouvera-t-il sa route ? Et dans ce cas que de millions de jeunes faudra-t-il pour qu’un nombre suffisant échappe aux ennemis qui les guettent dans le fleuve, dans la mer, jusqu’au jour éloigné où l’instinct les pousse au retour ! et que d’années encore avant qu’ils se soient multipliés ! Le sort certain des poissons de l’océan est d’être mangés tôt ou tard, tôt plus souvent que tard. Tandis que les animaux terrestres se nourrissent principalement de substances végétales, celles-ci faisant défaut dans l’eau salée, il ne reste aux habitans de la mer qu’à s’entre-dévorer morts ou vifs. Les gros mangent les petits, les petits mangent les moindres, et l’espèce parfois n’a pas de plus terrible destructeur que l’espèce elle-même après l’homme. Celui-ci est bien vraiment le souverain destructeur par ses pêches intempestives, par l’abus des engins prohibés, par les moyens les plus absurdes de prendre le poisson, comme d’empoisonner une rivière ou de la mettre à sec, afin d’en retirer tout ce qui a vie[1].

Ce qui est aujourd’hui certain, c’est qu’un cours d’eau, quand il n’a pas d’emploi plus lucratif, peut, dans la plupart des cas, être utilisé pour la production. C’est une entreprise comme une autre, pour laquelle il faut des capitaux, des soins, et qui ne saurait, plus qu’une autre, prospérer d’elle-même. La pisciculture, réduite ainsi

  1. Il n’y a pas longtemps qu’on employait encore ce procédé en Bretagne : on barrait une rivière, on l’épuisait, et on enlevait à la pelle tout le fretin pour le donner aux porcs.