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altesse royale que M. Stanhope devait donner à dîner mardi à l’envoyé de l’empereur. Il invita le général des troupes, le ministre d’Hanover et les principaux de l’état au nombre de quatorze à ce dîner, qui se fit dans le salon qui est entre nos deux appartemens, et pendant lequel le mien fut fermé. Comme ce festin allemand devait être beaucoup arrosé, il me vint en pensée que, si le vin du secrétaire d’état était, comme je l’avais vu autrefois, gai et parleur, je pourrais peut-être après le dîner profiter de quelqu’une des vérités que, le vin se vante de tirer des plus taciturnes, et, lorsque les derniers convives furent accompagnés, je laissai ma porte ouverte, ce qui invita M. Stanhope d’y entrer en remontant, comme je l’avais espéré. En se jetant dans un fauteuil, il me dit : « Mon cher prisonnier, j’ai bien des excuses à vous faire de l’incommodité que vous avez eue d’être enfermé toute l’après-dînée ; vous voyez un homme qui s’est enivré en faisant les honneurs de sa table ! » En effet, il s’était distingué parmi treize Allemands qui avaient bu soixante-dix bouteilles de vin et cinq ou six bouteilles des liqueurs les plus violentes, qu’ils avaient avalées comme de l’orgeat. L’ayant trouvé à peu près comme je le désirais, je lui conseillai de prendre du thé pour abattre les fumées du vin, et après qu’on eut établi devant nous un cabaret propre à une longue conversation, je lui montrai en confidence une lettre tout en chiffres de M. de Chateauneuf… Je n’eus besoin que de cette confidence pour le mettre en mouvement, et il commença à me parler avec une rapidité qui ne s’arrêta depuis neuf heures qu’à une heure après minuit, et qui m’instruisit de la plupart des choses que je voulais savoir, sans qu’il m’en coûtât que le soin de lui faire quelques petites objections pour le faire passer d’une matière à une autre… « Mais, mon Dieu, mon cher petit ami, me dit-il à la fin et un peu tard, je crois que tu m’as ensorcelé, oui, mordieu, je le crois, car sans prudence je me laissai ébranler par tout ce que vous me dîtes. » La pièce n’est-elle pas délicate et le récit bien tourné ? Dubois, qui vivait de régime, a tiré une belle vengeance de ce banquet anglo-allemand dont sa sobriété forcée avait subi le voisinage.

Tandis qu’il jouait au plus fin sur l’échiquier diplomatique, ses ennemis et ceux du régent agissaient à Paris pour traverser un succès qui devait pousser si haut la fortune du négociateur et consolider celle du maître. Ce parti avait à sa tête un puissant et rusé personnage, le maréchal d’Huxelles, chargé de suivre et de contrôler, comme président des affaires étrangères, une négociation entreprise contre son avis. Dubois était dans la position rare, mais non sans exemple, d’un ambassadeur qui a pour ennemi de sa personne et de son œuvre le ministre dont il reçoit les instructions.