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lèvres le charbon ardent, Isaïe n’eut pas, à proprement parler, de visions. « Et alors je vis ce Verbe, » dit-il au commencement d’une de ses prophéties, et ce mot hardi le peint merveilleusement. Il n’a pas vu, il a entendu, ou, s’il a vu, c’est dans le sens où il vient de le dire lui-même ; c’est cette mission de secrétaire de Dieu, l’oreille tendue vers la parole d’en haut, que Raphaël a exprimée avec une si grande force dans la fresque de l’église de Saint-Augustin. « Il vit par force de grand esprit les choses des derniers temps ; » cet éloge du livre juif de l’Ecclésiastique résume Isaïe tout entier. C’est par les yeux de l’âme et non par les yeux du corps que voient les vrais prophètes, et c’est pourquoi les anciens avaient représenté le voyant sous la forme d’un aveugle ; or cette pinion ne s’est jamais appliquée à aucun prophète avec autant d’exactitude qu’à Isaïe. C’est donc très justement que l’Isaïe de Claux Slutter est aveugle comme Tirésias, et que toute sa personne accablée et chancelante nous crie comme le vieux devin devant Œdipe : « Hélas ! hélas ! combien il est terrible de savoir ! » Il y aurait bien une dernière explication à cette cécité, c’est qu’Isaïe est le prophète qui en tâtonnant dans les ténèbres de l’avenir a rencontré la figure du Messie, et l’a décrite avec la plus frappante ressemblance ; mais une telle explication friserait une semi-hérésie, et il n’est pas probable que ce soit la pensée à laquelle s’est arrêté le naïf Claux Slutter.

Tout autre Daniel. Celui-là est un robuste et nerveux jeune homme, le visage resplendissant d’une sagesse radieuse, triomphante, infaillible. Daniel, c’est la science innée, l’expérience précoce, l’intuition instinctive ; aussi est-ce sous les traits de la jeunesse que l’a représenté Claux Slutter. Le voilà tel qu’on peut l’imaginer lorsqu’il commença la série de ses divinations dans le palais des rois de Babylone ; il porte haut la tête avec une confiance souriante, et ses regards interrogent les champs de l’espace avec une ferme assurance. Celui-là est un voyant, non-seulement par les yeux de l’âme, mais aussi par les yeux du corps ; pour lui, les secrets de l’avenir se précisent sous des formes visibles et tangibles, il sait à quelle date viendra le Fils de l’homme, quelle est la hauteur exacte de la statue à la tête d’or et aux pieds d’argile, il contemple les quatre bêtes qui se succéderont sur la terre, et décrit le combat du mouton et du bouc avec la rigueur et la clarté d’un habitué des combats d’animaux. Ce Daniel révèle un fait bien curieux pour l’histoire de l’art ; c’est qu’il est évident que Michel-Ange a eu connaissance des statues de Claux Slutter, car il s’est rappelé le Daniel pour la figure de son Ézéchiel. Le profil est le même, seulement accentué d’une manière plus morose ; le port de la tête est le même, le regard interroge avec la même attentive curiosité.