Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/960

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle avait assisté, et vantait la grâce et la beauté de Marie, sa fille cadette,. « que j’aurais de la peine à reconnaître, tant elle avait grandi et embelli. » De Jeanne, pas un mot ; son nom même n’était pas prononcé une seule fois. « Mes filles se joignent à moi pour vous présenter leurs meilleurs vœux. » C’était le seul passage où Mme de Norman faisait allusion à sa fille aînée.

Je mis la lettre de côté. La bonne humeur, la confiance dans l’avenir, qui m’avaient soutenu pendant les dernières semaines, disparurent. J’écrivis seulement quelques lignes à Mme de Norman pour annoncer que la spéculation commerciale dont j’avais parlé dans ma dernière lettre avait pleinement réussi, que j’allais être libre dans trois ou quatre mois, et qu’avant la fin de l’automne je serais à Paris. Je me réservais de lui indiquer ultérieurement le jour précis de mon départ.

La malle suivante ne m’apporta aucune nouvelle. Les quinze jours qui se passèrent jusqu’à l’arrivée d’un autre courrier d’Europe me parurent horriblement longs ; mais je n’étais qu’un peu inquiet sans concevoir de craintes sérieuses. La dernière lettre de Paris était après tout aussi aimable et bonne que toutes celles que j’avais reçues depuis mon départ. Mme de Norman pouvait être occupée ou même malade. Certes on m’aurait écrit, soit la mère, soit une de ses filles, si quelque événement grave était survenu. Ainsi je raisonnais pour dissiper mes alarmes et calmer mon impatience.

Un matin, mon domestique chinois vint m’éveiller de fort bonne heure pour m’annoncer que l’on venait de signaler l’arrivée de la malle à Woussoung. Le paquebot avait déjà franchi la barre ; avant deux heures, il mouillerait dans le port de Shanghaï. Je sautai en bas du lit, donnai l’ordre de seller un cheval, et m’habillai en toute hâte ; puis je sortis au grand trot du settlement, et, remontant le Whampoa le long d’un sentier qui suit les bords de cette rivière depuis Shanghaï jusqu’à Woussoung, je courus à la rencontre du bateau à vapeur. Le soleil était encore bas, la chaleur supportable, le temps superbe. Je me sentais plein de vigueur et de confiance. Mon petit poney, de la forte race de Tient-sin, sautait gaîment par-dessus les nombreux obstacles dont la route était obstruée » et semblait comme moi de bonne et courageuse humeur. — Au tournant du chemin, j’aperçus le paquebot, luttant contre la marée et le courant pour remonter le fleuve. Je l’examinai un instant : au grand mât flottait le pavillon rouge à ancre d’or, signal arboré par les navires qui portent le courrier d’Europe. Je tournai bride et repris le chemin de la maison.

L’heure qui devait s’écouler encore jusqu’à la distribution des lettres me parut interminable ; j’errais de chambre en chambre comme une âme en peine. Enfin, le garçon de bureau apporta un