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précautions comme s’il y avait danger d’une ruine complète ? Avec une marge de dix pour cent, vous parez aux plus mauvaises chances. — Les argumens d’Alloy ne réussirent pas à me convaincre ; mais, comme après tout ils ne manquaient pas d’une certaine justesse, je consentis enfin à lui confier cent mille taels. Les deux Chinois, Alloy et Alloung, se mirent ensemble à l’œuvre, et en peu de jours la somme entière avait été dépensée ; je me trouvai propriétaire d’un nombre assez considérable de bicoques chinoises et de quelques vastes terrains situés dans le voisinage du champ de courses.

Vous connaissez le résultat de cette spéculation, qui fit beaucoup de bruit, et trouva dans la suite un grand nombre d’imitateurs ; quelques-uns réussirent aussi bien et mieux même que moi, d’autres s’y ruinèrent. Suivant les prévisions d’Alloy, Shanghaï ne tarda pas en effet à se remplir de milliers de malheureux fuyant l’approche des rebelles ; les loyers, maisons et terrains augmentèrent en valeur de jour en jour. Dans l’espace de quelques semaines, j’avais triplé ma fortune. Malgré les conseils de mon comprador, je n’hésitai pas un instant à revendre tout ce que j’avais acheté, et je réalisai ainsi des bénéfices énormes.

Je ne puis vous exprimer avec quelle immense satisfaction je contemplais la balance que le teneur de livres mit sous mes yeux, et qui constatait en grands et beaux chiffres, avec une précision mathématique, que le but de mon retour en Chine était atteint, que j’étais riche enfin et en état de me présenter devant Mme de Norman pour lui dire : — J’ai le droit de demander aujourd’hui la main de votre fille. Confiez-moi son bonheur.

Je résolus sur-le-champ de repasser en Europe. Il ne s’agissait que de liquider mes affaires, ou, si cela était impossible, de les arranger de façon à rendre la liquidation facile. Je calculai qu’il fallait trois mois pour en arriver là. Nous étions au mois de mars ; en juin ou juillet, au plus tard en août, j’étais libre de quitter la Chine de manière à me trouver à Paris en septembre ou octobre, en tout cas avant l’expiration du terme de trois ans dont j’avais parlé.

Durant plusieurs semaines, j’avais vécu dans une véritable fièvre de travail, et en cherchant alors la date de ma dernière lettre je m’aperçus que, pour la première fois, j’avais laissé un mois entier s’écouler sans donner de mes nouvelles. Je remarquai en même temps que, depuis près de huit semaines, je n’en avais point reçu de Mme de Norman. Le temps avait fui si rapidement que cette circonstance ne m’avait point frappé. L’inquiétude me saisit. Je relus la dernière lettre de Mme de Norman, datée de la fin de décembre. Rien n’y transpirait de ce qui aurait pu m’éclairer. La mère de Jeanne m’envoyait, en son nom et au nom de ses enfans, ses complimens de nouvel an. Elle parlait de quelques soirées auxquelles