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vous gardent un bon souvenir… » Ces simples paroles me rendaient l’espérance, et je me remettais avec une nouvelle ardeur au travail. L’amour demande beaucoup et se contente de peu.

À cette époque, la Chine était dévastée par la plus sanglante des révolutions. Les Changmaos, « hommes aux longs cheveux, » après avoir traversé et conquis une grande partie de l’Empire-Céleste, semant la mort et la ruine sur leur passage, laissant derrière eux un interminable sillon de sang et de misère, venaient d’occuper les deux plus belles cités du nord, Hang-chou et Sou-chou[1]. Les populations affolées s’étaient enfuies à leur approche ou avaient péri durant l’invasion. Les massacres avaient été horribles. À Hang-chou, la terreur avait pris des proportions immenses : quarante mille personnes de tout âge et de toutes conditions, arrivées au paroxysme de l’épouvante, atteintes d’une folie contagieuse, avaient couru se précipiter dans la mer, où elles avaient trouvé la mort. Pendant des semaines entières, la plage était restée couverte de cadavres. Sui, le gouverneur de Sou-chou, à la tête d’un corps d’armée considérable, avait essayé de s’opposer aux rebelles ; ses soldats l’avaient lâchement abandonné. Cet infortuné mandarin, voyant qu’il ne pouvait conserver la ville que l’empereur avait confiée à sa garde, redoutant la colère du maître autant que la fureur de ses ennemis, s’était pendu après avoir mis le feu à son palais, où il avait enfermé ses femmes et ses enfans. Les vastes provinces de Ché-kiang et de Kiang-sou étaient à feu et à sang.

Mon comprador Alloy, celui-là même qui est encore aujourd’hui à mon service, est un homme d’une intelligence peu ordinaire. Il est devenu riche chez moi, et il l’est devenu un peu à mon préjudice, en prélevant, comme le font tous ses collègues d’ailleurs, un squeeze, — espèce de pot-de-vin, — sur toutes les affaires qui lui ont passé par les mains. Cependant je n’ai pas le droit de m’en plaindre, puisque c’est à son zèle, je l’avoue, que je dois la plus grande partie de ma fortune. Quelque temps avant d’apprendre à Shanghaï d’une manière certaine la nouvelle de l’occupation des capitales du Ché-kiang et du Kiang-sou, mon intendant Alloy entra dès six heures du matin dans ma chambre à coucher ; il ne prenait une telle liberté que dans les circonstances exceptionnelles.

— Maître, me dit-il d’un air mystérieux après s’être assuré que personne ne pouvait nous entendre ; maître, cette fois j’ai à vous entretenir d’une grande affaire. Avez-vous beaucoup d’argent en caisse ? vous est-il possible d’en réaliser tout de suite, pour trois mois au moins ? — Mon crédit, dès cette époque, était bien établi sur toute la côte de Chine ; aussi répondis-je qu’il me serait facile de me procurer

  1. Un proverbe danois dit : « Au-dessus de nous le ciel, sur la terre Hang et Son. »