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lettres de tel degré de longitude ; s’il écrit à quelqu’un, c’est pour l’entretenir de ceux qu’il a laissés derrière lui, et non pour lui confirmer que les Hindous ont en effet la peau bronzée, que les Malais mâchent du bétel, et que les Chinois portent de longues queues. Il cause peu, il ne fatigue personne. En revanche, il est quelquefois dévoré d’ennui et de tristesse.

Je m’arrêtai quelques jours à Hongkong, et j’envoyai de là une première lettre à Mme de Norman, où je me bornai à lui annoncer mon arrivée en Chine ; puis je m’embarquai pour Shanghaï. La nouvelle position que j’avais acceptée à Londres me donna beaucoup à faire ; un travail incessant m’absorba tout entier. Je m’y livrai avec une ardeur fébrile. Gagner de l’argent, beaucoup et promptement, c’était le moyen de réaliser mon seul et unique rêve de bonheur. Lorsqu’un homme résolu veut une chose et n’en veut qu’une à la fois, lorsqu’il a le courage de regarder avec indifférence tout ce qui s’écarte de son but, il est rare qu’il ne réussisse pas.

Mes efforts furent couronnés de grands et rapides succès ; chaque courrier qui partait pour l’Europe emportait pour Mme de Norman un compte-rendu favorable de mes affaires. Ses réponses, m’arrivèrent avec une certaine régularité, quoiqu’elle n’écrivît pas aussi souvent que moi. Elle me félicitait de mes succès, elle semblait y prendre une part sincère, elle me conseillait de ne pas trop me fatiguer et d’être prudent afin de ne pas perdre d’un seul coup les fruits de mon travail. Il y avait dans chacune de ses lettres quelques lignes sur ses deux filles. C’étaient toujours les mêmes mots : « mes filles se portent bien, elles vous gardent un bon souvenir, et vous envoient leurs meilleurs complimens. » Je lisais cette petite phrase deux ou trois fois, me flattant d’y découvrir autre chose que ce qui s’y trouvait. « Mes filles vous gardent un bon souvenir, » c’est-à-dire Jeanne se souvient de sa promesse, de sa lettre ; elle tiendra ses engagemens. Vous pouvez toujours compter sur elle. — C’est ainsi que dans des heures de courage et d’espoir je traduisais la petite phrase de Mme de Norman. Quant à Jeanne, elle ne me donna directement aucun signe de vie. Était-ce l’oubli qui la prenait déjà en présence de la difficulté de rester fidèle à sa promesse ? Était-ce la réserve d’une jeune fille, ou simplement la conséquence d’un engagement exigé par sa mère, et auquel son caractère loyal l’obligeait de ne pas manquer ? Je n’en ai jamais rien su.

Deux années se passèrent ainsi, deux années sans trêve ni repos. J’avais parfois des momens de défaillance, et je cédais à la crainte de voir toutes mes peines perdues ; alors je prenais la correspondance de Mme de Norman et je lisais le passage : « mes filles