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en Europe comme un des principaux élémens de bien-être, que cet élément nous a fait défaut jadis. Nous ne tenons aucun compte de ce que la vie civilisée, pour offrir des jouissances dont nous sommes forcés de nous passer ici, entraîne d’un autre côté une foule de concessions et d’obligations qui pèsent d’un poids écrasant sur l’homme déshabitué de porter un tel fardeau. Je le répète : « tout se paie dans cette vie. » De retour en Europe, nous commençons d’ordinaire par être aussi injustes dans nos exigences que nous l’étions ici dans nos appréciations. Vouloir jouir de tous les avantages de la vie civilisée sans avoir à renoncer à aucun des agrémens de l’existence facile et indépendante à laquelle nous nous sommes accoutumés, c’est une prétention inadmissible. Nous sommes à Rome : bon gré mal gré, il nous faut y mener la vie des Romains. Alors nous regrettons la Chine : ce sont encore les absens qui ont raison ; nos chevaux, nos domestiques, notre table ouverte, tout cela est loin. Nous ne sommes plus de grands seigneurs abordés avec respect par la foule, peu soucieux des détails de la vie, L’Europe nous force à rentrer dans les rangs. Nous voilà redevenus des gens ordinaires, qu’on heurte, qu’on fait attendre, qu’un garçon d’hôtel traite de difficiles, lorsqu’ils ne se déclarent pas satisfaits de la première chambre offerte.

Je ne fus que médiocrement édifié des propos qui se débitèrent autour de moi en chemin de fer. En Chine et au Japon, j’en conviens, les sujets de conversation ne sont pas très variés ; en revanche, chacun comprend à peu près, sinon même à fond, la question dont il veut parler. Nous formons des communautés d’hommes pratiques et sommes des gens de négoce. En Europe, on a plus de loisirs apparemment ; en tout cas, on s’y occupe moins de ses propres affaires et davantage de celles des autres. C’est là l’impression que j’emportai des conversations dont les hasards de la route me rendaient malgré moi témoin. Ce sont même, si je ne me trompe, les hommes les mieux élevés et appartenant aux classes les plus instruites qui s’arrogent le privilège de débiter le plus de paradoxes. Ils en tirent vanité, s’imaginant être spirituels ou originaux ; cela les dispense d’apprendre et de savoir. Remarquez que je n’applique pas ces observations à la France ou à aucun pays occidental en particulier ; je parle de l’Europe en général, de toutes les contrées civilisées que j’ai revues après un séjour prolongé dans ces parages. Après tout, peut-être est-ce moi qui ai tort, et mon jugement se ressent-il de l’influence nuisible de la société par trop prosaïque dans laquelle j’ai vécu.

A une heure de N…, je rencontrai un homme d’une quarantaine d’années, fort réservé et de manières polies. A la façon dont il parlait, je compris qu’il devait être du pays : je lui adressai