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sera point l’année prochaine, ce sera le plus tard possible ; et vous ferez bien. L’existence qu’on mène ici n’est pas saine. Un séjour prolongé dans ces pays fait perdre à l’Européen le goût et la pratique de la vie civilisée. L’étroitesse du cercle où l’on se meut enlève à l’esprit la largeur de vues, au cœur la délicatesse des sentimens. Les devoirs envers la société se simplifient à tel point qu’ils cessent pour ainsi dire d’exister. Nous n’avons autour de nous ni patrie, ni parens, ni amis, dans l’ancien et le vrai sens du mot. Les relations d’affaires priment toutes les autres, — le but ostensible et reconnu de tout étranger qui vient se fixer parmi nous est de faire fortune. Nous possédons, il est vrai, tous les avantages d’une indépendance presque absolue que les vieilles sociétés de l’Occident ne connaîtront jamais. Cette indépendance est le fruit de notre isolement ; mais renoncer à l’un, c’est se condamner forcément à dépouiller l’autre. Société est synonyme d’obligation ou de dépendance. Pour avoir une patrie, une famille, des amis, il faut savoir payer de sa personne, de sa bourse, de son esprit, de son bien-être, de sa liberté individuelle. Tout se paie en ce monde, et cette indépendance si précieuse à nos yeux, nous la payons, selon moi, trop cher, car nous ne l’avons qu’au prix de toutes les satisfactions, de toutes les jouissances que la société offre à l’homme civilisé. Une longue privation de ces biens nous ôte peu à peu jusqu’au désir d’y rentrer et à la faculté d’en jouir. Que sommes-nous ici ? Des automates, des morts ambulans. Rien de l’Européen ne vit plus en nous : la musique nous trouve sourds, la peinture aveugles ; toute conversation sérieuse nous pèse, la lecture nous ennuie. Faire des affaires, gagner de l’argent, manger, boire, monter à cheval, voilà notre existence. Peu à peu, le vieil homme s’en va ; nous devenons colons, Japonais, Chinois, Indiens. Au bout de quelques années, nous sommes tout à fait déclassés dans la société européenne, et, si nous nous y hasardons encore de temps à autre, c’est pour en sortir au plus vite et pour nous renfermer ici, où, si nous ne sommes rien, du moins nous ne devons rien aux autres. Il faut éviter d’en arriver là ; mieux vaut partir à temps.

Je ne répondis rien, et L’Hermet, sans s’arrêter à mon silence, continua. — Je n’ai guère d’amis dans cette partie du monde, dont je suis aujourd’hui le plus ancien résident étranger. Ceux auxquels je finis par m’attacher s’éloignent juste au moment où je commencerais peut-être à les traiter en intimes. Néanmoins je leur garde un bon souvenir ; souvent même ma pensée est avec eux. Je n’ai pas grand mérite à cela, n’ayant guère autre chose à faire. Quand je bois après dîner « aux amis absens, » je fais la meilleure action de toute ma journée. Eux, c’est dans l’ordre, ils m’oublient. Ils ont leurs affections à la portée de la main pour ainsi dire ; je ne leur en