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PEINES PERDUES
SOUVENIRS D’UN SEJOUR AU JAPON


I

C’était à Yokohama, au mois de septembre de l’année 1866. Pendant tout le jour, la chaleur avait été accablante. Au moment du coucher du soleil, un violent orage avait éclaté et rafraîchi l’atmosphère ; puis le temps s’était calmé, et la nuit commençait belle et sereine. J’étais assis sous la vérandah d’une jolie maison de campagne que mon ami Henri L’Hermet venait de faire bâtir sur La Colline, à une petite distance du quartier étranger, et dans laquelle il se proposait de passer dorénavant les mois les plus chauds de l’année. L’emplacement du bungalou avait été choisi avec un soin tout particulier ; de l’endroit où nous nous trouvions, on jouissait d’un spectacle fait pour le plaisir des yeux. À droite s’élevait un bois touffu ; les arbres de haute futaie y recevaient le vent d’orage et la brise de mer, et dispersaient aux alentours leurs mugissemens ou leurs plaintes ; à gauche, dans la vallée, on apercevait les nouveaux quartiers de Yokohama ; dans le lointain se dressaient les sommets de Hakkoni, chaîne de montagnes bouleversée et tourmentée par une action volcanique séculaire qui donne fréquemment des preuves terribles de sa fureur indomptée. À l’extrême gauche, l’immense cratère du Fouzi-yarna, la montagne sans pareille, limitait le paysage ; sa silhouette sombre et majestueuse domine la contrée entière, et sa cime, chargée de neiges et perdue dans les nuages, semble en effet, comme le prétend la légende, servir de trône à la divinité suprême du Japon. Devant nous enfin s’étendait la mer, la mer vaste et belle, la mer d’azur de l’empire du Soleil levant. La tempête qui l’avait fouettée quelques heures auparavant, sous laquelle elle s’était soulevée furieuse et écumante, avait cessé, et