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procédés. Il en est (ce sont les plus délicats) qui s’emparent d’une situation dont ils connaissent les périls aussi bien que les ressources, et lui font produire tous ses fruits : il dépend d’eux de mieux faire où de devenir les plus habiles arrangeurs de leur temps ; ils savent aussi enlever à la hâte une esquisse de ce qu’il y a de plus piquant dans les mœurs extérieures de leurs contemporains. Il en est encore qui n’hésitent pas à corriger le code, se gardant bien d’ailleurs d’envoyer à la commission d’initiative de l’assemblée nationale les résultats de leur manie réformatrice. On aurait tort cependant de les accuser d’ambition : ils ne font pas leurs comédies pour changer les lois ; ils changent les lois pour donner du mordant à leurs comédies.

Le théâtre a des périodes stériles dont la responsabilité ne pèse pas seulement sur ceux qui se consacrent à la composition des œuvres dramatiques : nos écrivains n’ont pas cette excuse. Un public considérable ne demande tous les soirs qu’à être intéressé, diverti honnêtement : il y a donc pour eux des obligations à remplir. Celui qui s’adresse aux foules, s’il ne pense qu’à l’intérêt de sa fortune ou de sa vanité, s’il ne songe pas à nourrir leur esprit, à élever leur âme, à leur procurer du moins un noble plaisir, celui-là déserte son devoir. Un auteur qui se ferait l’esclave de leurs penchans les moins honorables ou le bouffon de leur frivolité, qu’il ne par le pas d’un talent dont il a une si misérable idée, d’un art dont il trahit la règle suprême. Que sera-ce donc s’il s’agit d’un temps qui ne permet à aucune conscience de s’endormir, d’un pays autrefois jaloux de sa gloire et qui doit avoir appris dans le malheur à la chérir doublement ? Ce n’est plus le moment de l’exalter par de vaines promesses ; quand vous voyez ce peuple assemblé, parlez-lui comme à celui qui a possédé de grands poètes. Gardez-vous de croire qu’il ne se souvienne pas ! Souvenez-vous vous-mêmes, et la peur d’un froid accueil ou d’une médiocre recette occupera moins de place dans votre pensée.


Louis ETIENNE.