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les lignes, le roi Guillaume fuyait de Versailles, la garde nationale marchait sur Étampes, où devait s’opérer la jonction avec les troupes de province, et le soir même tout était démenti. Ballottés ainsi d’un sentiment à l’autre, de la joie sans borne au plus cruel abattement, nous ne savions, plus que croire, et nous osions à peine envisager l’avenir. Encore si quelque billet, la lettre d’un parent, d’un ami, fût parvenu jusqu’à nous, portant la vérité dans ses plis, qui sait si l’échange même de nos patriotiques douleurs ne nous eût pas rendu et le courage et la confiance ? mais les Prussiens avaient mis ordre à tout. Les communications étaient interrompues avec le dehors, aucun courrier n’arrivait plus, et peut-être n’est-ce pas la moindre cause du succès de nos ennemis que ce vide, ce silence, cette atmosphère de doute et d’ignorance qu’ils surent faire autour de nous dans chaque ville, dans chaque province du pays occupé, si bien que la France, disjointe et démembrée, se cherchant elle-même et ne se trouvant pas, ne sentait plus sa force ni son unité.

Un peu avant l’entrée des Prussiens dans la ville, un homme du 20e chasseurs avait passé par Rouen ; blessé au combat de Villepion, il regagnait le dépôt. Par lui, j’appris que George E… avait jusque-là échappé à tout danger, et je m’empressai d’envoyer cette bonne nouvelle à la vieille mère de mon ami. J’eus encore le temps de recevoir la réponse, — c’est du reste la dernière lettre qui me soit arrivée ; — Mme E… m’y remerciait de l’intérêt que je portais à son fils, et, rassurée sur le présent, faisait des vœux pour notre bonheur futur. Pauvre femme ! ce que j’ignorais alors, ce que je n’appris que six mois plus tard, c’est que le soir même de Villepion, à Loigny, après le succès de la journée, comme nos soldats débordés étaient contraints de se replier, dans une dernière charge à la baïonnette, George E… fut frappé d’une balle en plein front. Quelques camarades le virent tomber ; par malheur, il ne fut pas relevé, son nom ne parut sur aucun registre d’ambulance, sur aucune liste d’inhumation, et longtemps plus d’un put croire qu’il était seulement prisonnier ; mais il n’a pas reparu.

Cependant mon état commençait à s’améliorer. J’avais, l’un après l’autre, quitté les appareils de fracture, et je ne saurais dire quel bien-être j’éprouvai à me sentir enfin dégagé ; le supplice durait depuis quatre mois. Bien qu’à les remuer mes jambes me parussent lourdes comme du plomb, j’entrevoyais le jour où l’on pourrait me lever. Les premières fois, la chose ne se fit pas sans peine ; il ne fallait rien moins que quatre personnes pour déplacer mon corps inerte. Avec précaution, j’étais déposé sur un grand fauteuil, deux coussins rangés sous mes pieds. Je n’avais pas voulu, pour m’habiller, des vêtemens de l’hospice : sur ma prière, on avait pris soin