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trouvaient dans un corps de logis à part, sur les derrières de l’hospice ; mais ils n’y restaient pas. A peine convalescens, ils se répandaient dans tous les couloirs, d’où l’on n’osait trop les chasser, rôdant, fouillant, cherchant à pénétrer partout. Leur pas lourd et pesant se reconnaissait au passage. Parfois l’un d’eux entrait chez nous ; par l’embrasure de la porte entre-bâillée, j’apercevais une large face aux gros yeux ronds à fleur de tête, à la barbe inculte et roussâtre ; l’intrus regardait un moment d’un air effaré, puis, gêné par notre silence, disparaissait comme il était venu. On a beaucoup trop parlé du goût des Allemands pour l’idéal : ces gens-là ne songeaient qu’à manger, et, grâce aux réquisitions, ils avaient toujours quelque chose à cuire. Force était aux sœurs de l’hospice de défendre sans cesse contre leurs prétentions les fourneaux où chauffaient les alimens des malades. Nettement éconduits, ils baissaient la tête et se retiraient dociles en murmurant ya, ya, mais pour revenir à la charge un quart d’heure après.

Dans Rouen, c’était bien autre chose encore. Des rixes sanglantes éclataient à tout propos entre les soudards étrangers et les gens du pays, et il n’y avait presque pas de jour où l’on n’amenât à l’hospice quelque malheureux, la tête ouverte d’un coup de sabre bien appliqué, toujours au même endroit et de même façon, par le travers de la figure. Eux-mêmes, il est vrai, perdaient du monde à ce jeu-là. Aussi par ordre supérieur fut-il bientôt interdit de se montrer le soir dans les rues. Le couvre-feu sonnait dès neuf heures, plus triste encore et plus lugubre que le nôtre, quelque chose comme un gémissement prolongé. J’accueillais avidement tous les bruits qui me revenaient de la ville. Tantôt c’étaient dix soldats prussiens publiquement décorés pour avoir tué de leur main un égal nombre d’officiers français ; tantôt au contraire un des leurs était fusillé en pleine place de Rouen pour désobéissance à ses chefs ; même en pays conquis, la discipline prussienne, une discipline de fer, n’abdiquait rien de ses droits. D’autres fois, lorsqu’un officier mourait des suites de ses blessures, — et le fait se renouvelait encore assez souvent, — en grande pompe on célébrait les funérailles ; les musiques des régimens jouaient des airs funèbres, et j’entendais au loin les gros instrumens de cuivre pleurant comme des orgues d’église. Un beau jour arriva le prince Frédéric-Charles ; les hurrahs des Allemands, mille fois répétés, le saluaient au passage, mais dans la ville occupée bien des maisons avaient arboré le drapeau noir, au risque d’avoir à loger dès le lendemain un nombre double de garnisaires, ce qui eut lieu en effet. En même temps circulaient sur les événemens de Paris les bruits les plus étranges et les plus contradictoires : le général Ducrot avait percé