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suivaient ; quatre autres se détachaient alors à leur tour pour explorer le terrain. Le même manège se renouvelait dans chaque groupe ; de temps en temps partait un coup de sifflet aigu et prolongé. On connaît du reste la prudente tactique des éclaireurs prussiens. Une heure s’écoula ainsi en marches et contre-marches, et le gros de l’armée arriva. Il était alors une heure de l’après-midi environ. On voyait passer là des soldats de toute arme et de pays divers, des Bavarois, des Saxons, des Prussiens, des Wurtembergeois, les uns avec le casque à pointe ou à chenille, les autres avec le béret rond de drap gros bleu. Ils marchaient en bon ordre, les rangs serrés, le bras gauche ballant par derrière, au son d’une musique où je croyais reconnaître, — comme pour nous faire affront, — quelques mesures intercalées de nos airs nationaux. A part cela, rien de plus contraire à l’idée que nous nous faisons en France d’une marche guerrière. La voix criarde du fifre dominait, alternativement mêlée aux ronflemens du tambourin, sur un petit rhythme pressé, saccadé et sautillant comme un air de danse. On a comparé cette musique à celle de nos foires, et c’est justice. Par intervalles passait au galop quelque officier supérieur, lançant à pleins poumons un cri guttural que d’autres après lui répétaient ; au commandement, on voyait les bataillons s’agiter, presser le pas ou ralentir leur marche. Le défilé dura ainsi jusqu’au soir. Ce fut alors le tour des canons, toute la nuit nous les entendîmes passer devant l’avenue ; pièces et caissons roulaient pesamment sur la neige battue, et leurs lourds cahots ébranlaient le sol : des coups de sifflet dirigeaient la manœuvre. Dans notre salle, comme s’il eût pu comprendre, le vieil infirme du fond ne cessait de pousser sa plainte douloureuse. Moi, j’avais le cœur tristement serré, car je venais de voir l’invasion, et je sentais plus que jamais mon impuissance et mon malheur.

Le lendemain, nouveau défilé. C’était l’arrière-garde, des chasseurs bavarois avec leur petit shako en toile cirée à grande visière et leur manteau gris-fer ; ils trottaient péniblement dans la boue, et paraissaient harassés de fatigue. D’ailleurs durant ces premiers jours j’eus plusieurs fois l’occasion de voir passer des troupes allemandes ; peut-être n’était-ce là qu’un stratagème de nos ennemis, multipliant les mouvemens pour nous en imposer sur leur nombre. En effet, un corps français tenait encore la campagne dans les environs. Un beau matin, le canon commence à tonner : on se battait aux Moulineaux, au-dessous de Rouen. A cet endroit, l’un des plus beaux sites de la Normandie, et sur une petite hauteur, s’élève un amas de ruines informes connues dans le pays sous le nom de château de Robert le Diable. C’est là que, retranchés derrière les