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descendre jusqu’à ma couche, et, fixant sur moi son regard sans flamme, obséder mon esprit effrayé ! Le manteau rouge aux vastes replis s’allongeait démesurément, les lèvres minces s’agitaient, et la main droite, levée pour bénir, avait soudain des gestes de menace. Je me roidissais tout éveillé contre le cauchemar. — Telle était la chambre où je devais rester couché près de huit mois.

Je passai les premiers jours entre la vie et la mort. J’avais des intervalles de lucidité, bientôt suivis d’accès de fièvre et de délire. C’est dans un de ces tristes momens où ma raison luttait encore qu’eurent lieu les funérailles des soldats qui avaient succombé. Le train qui nous avait conduits à Rouen ramenait avec nous une douzaine de cadavres ; ils furent déposés à l’hospice et enterrés le lendemain. Toutes les troupes alors présentes dans la ville, des bataillons de mobiles, quelques hussards, avaient été réunis pour la cérémonie ; les tambours, drapés de noir, battaient lentement des marches funèbres. Sans doute la souffrance avait brisé en moi tout ressort, car ce roulement sourd, montant de l’avenue jusqu’à mes oreilles, me causait une émotion singulière ; je sentais ma gorge se serrer, je plongeais ma tête sous les coussins, j’avais peur. Sur le soir, nos officiers et quelques camarades vinrent nous faire leurs adieux ; ils devaient se remettre en route au point du jour. Tous étaient péniblement affectés : partis 300, ils se retrouvaient 150 à peine, avant même d’avoir vu un champ de bataille ; mais le devoir était là et l’ennemi, il fallait marcher. Du reste, les plus à plaindre n’étaient-ce pas ceux qui restaient ?

Ainsi qu’il est d’usage lorsque les casernes sont encombrées, nos chasseurs avaient été logés chez l’habitant. L’un d’eux, morne et abattu, ne parlait à personne. C’était ce même soir, la veille du départ ; accoudé au marbre de la cheminée, il pleurait silencieusement et ne voulait pas manger. Lorsqu’on lui demanda la cause de sa douleur : — Ah ! dit-il, je laisse ici un de mes bons amis que je ne reverrai plus ! — J’ai rencontré dans la suite et par pur hasard les personnes qui l’avaient reçu. Au portrait qu’on me fit de lui, à ses cheveux courts taillés en brosse, à ses grands yeux pleins de franchise, à ses traits forts et réguliers, je le reconnus sans peine. George E… était un de mes anciens camarades ; je faisais mon droit avec lui, et nous nous étions engagés ensemble. Hélas ! deux mois après, il devait tomber frappé d’une balle en face de l’ennemi, et je survis aujourd’hui à celui qui pleurait sur moi.

A vrai dire, je semblais perdu ; les soins qu’on me prodigua m’arrachèrent à une mort certaine. Bien des personnes en effet s’empressaient autour de moi : la sœur d’abord, la sœur de notre salle, dont je voyais l’ombre silencieuse glisser à chaque instant le long