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cherchant à reconnaître leurs hommes ; ils se baissaient pour regarder les visages, et la résine dégouttait le long de leurs doigts. La nuit était toujours sans étoiles, et le brouillard du matin, tombant sur la plaine, enveloppait la flamme des torches d’un nuage épais qui de loin lui prêtait une teinte sanglante. Avec les officiers marchait un jeune homme, un étudiant en médecine, élève des hôpitaux de Paris, alors de séjour à Critot. Il se baissait, lui aussi, et regardait ; parfois il disait quelques mots, on enlevait le corps qu’on déposait près du talus en un endroit où d’autres étaient entassés : ceux-là étaient morts. Derrière le groupe venait un prêtre. Quand ils s’approchèrent de moi, un des officiers, un lieutenant, me reconnut et me serra la main ; le jeune étudiant qui venait de quitter Paul V… considéra un moment mes traits décomposés par la souffrance. — Bien, bien ! fit-il, — et il passa. En face de moi était un pauvre garçon que j’avais entendu se plaindre peu auparavant, mais qui ne bougeait plus. A deux reprises, l’étudiant lui appliqua une glace contre les lèvres. — Il est mort, — dit-il enfin en se relevant, et ce nouveau cadavre alla rejoindre les autres.

A cet endroit s’arrêtent mes souvenirs ; l’épreuve avait été trop forte, je m’évanouis. Je ne revins à moi qu’au moment où, comme une masse inerte, on me hissait avec d’autres malheureux dans une de ces carrioles à deux roues dont se servent nos paysans. On m’installa aussi commodément que possible, et lentement, à petits pas, nous prîmes la route de Critot. Chaque secousse de la voiture sur ce chemin caillouteux, ravivant nos souffrances, nous arrachait des cris de douleur. Dans l’un des cahots, ma main alla heurter le corps de mon voisin de droite ; je sentis son bras déjà roidi sous la veste, et en effet, quand il fallut le descendre, ce n’était plus qu’un cadavre. Du reste, je ne distinguais plus très bien les objets autour de moi ; je crois que j’avais le délire. A l’entrée du village se trouvait une grange où l’on nous déposa côte à côte ; quelques bottes de paille, épandues sur la terre nue, servirent de couche à nos corps meurtris. Un lumignon fumeux, dont la lumière vacillante tremblotait sur les murs, éclairait mal cette vaste salle, laissant dans l’ombre les coins profonds et les hautes solives du toit. A côté était une étable, où l’on entendait grogner les pourceaux. Deux chasseurs avaient été chargés de nous donner à boire. Dévorés de fièvre et de soif, nous avions juste assez de sentiment pour souffrir. Ainsi se passa la nuit. Au matin, — il était déjà grand jour, — nous vîmes arriver cinq ou six personnes. C’étaient les médecins de Rouen avec leurs internes qu’un train spécial avait amenés ; ils étaient munis de leurs trousses, et portaient, attaché au cou, leur grand tablier d’opérateurs. Sans perdre de temps, ils s’occupèrent de nous, et nous firent