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Deux ou trois blessés projetés sur la voie par la violence du choc se traînaient péniblement le long du talus ; les survenans les rencontraient du pied. Pas de lumière : des voix s’appelaient dans l’obscurité ; la nuit était si noire qu’à peine pouvais-je, à la lueur des feux de la machine échouée près de là, distinguer quelques silhouettes qui n’avançaient qu’en hésitant. Je crus reconnaître un ami ; j’appelle, on accourt, on s’empresse, on écarte la masse énorme qui pèse sur moi. En moins d’une minute, je suis dégagé ; on veut me faire tenir debout. Hélas ! c’était trop demander à mes membres rompus. Je me repliai sur moi-même avec un gémissement de douleur. Alors, me soulevant doucement par le haut du corps, quatre camarades me portèrent dans une prairie en contrebas qui longe la voie du chemin de fer. Quand j’y arrivai, je trouvai déjà couchés sur l’herbe une trentaine de corps, morts ou mourans ; celui près duquel on me plaça n’était autre que Paul V…, mon ami. Nous nous reconnûmes. On venait d’apporter la lanterne qui se trouve à l’arrière des trains : je pus voir son pied droit horriblement fracassé ; il n’avait plus ni guêtre ni soulier. Jusque-là je n’avais pas perdu connaissance un seul instant, et je me rendais parfaitement compte de tout ce qui se passait autour de moi ; de temps en temps seulement la douleur m’arrachait un cri. Paul V…, lui, souffrait sans se plaindre. Çà et là dans la plaine, nous entendions nos noms répétés par ceux qui nous cherchaient ; nous n’avions pas la force de répondre.

Aussitôt après l’accident, des employés étaient sortis de la gare pour reconnaître de leurs yeux ce qui s’était passé. Une locomotive arriva enfin avec des ouvriers, des torches, des outils. En même temps les gens du pays commencent à s’éveiller. Critot est un petit village de quelques centaines d’habitans. Les deux cloches de l’église, ébranlées à la fois, tintaient lugubrement, portant au loin la mauvaise nouvelle. Là aussi on croit à une attaque des Prussiens, et, s’armant de fourches et de fusils, nos paysans s’apprêtent à faire une vigoureuse résistance. A peine détrompés, ils se mettent à l’œuvre. Grâce à ce renfort, le déblaiement s’opère rapidement ; les corps viennent de plus en plus pressés s’aligner dans la prairie. La scène était étrange et lugubre à la fois. Cent corps et plus étaient couchés dans la plaine ; on nous avait tous couverts du petit manteau bleu des chasseurs. Quelques-uns autour de moi avaient les lèvres noires, les dents serrées, les yeux hagards et grands ouverts ; leurs têtes convulsivement retournées disaient une horrible souffrance, et de leurs ongles, dans les dernières crispations de l’agonie, ils fouillaient la terre gelée. Un groupe d’ombres, des torches à la main, allait de l’un à l’autre : c’étaient nos officiers