Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/802

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

eût été un protestant ; à la fin du XVIIIe il eût été un magistrat philosophe et réformateur ; il se peut que, de son temps, il ait été sérieusement catholique.

Ce qu’il ne fut guère, c’est un honnête homme. Impossible d’admettre qu’il ait été dupe des faux témoignages qu’il provoquait, des incroyables sophismes qu’il accumule. Dans l’affaire des templiers, il est cruel et inique. L’horrible férocité qui caractérise la justice française au commencement du XIVe siècle est en partie son œuvre. Sa politique est plus critiquable encore ; servir le roi, voilà son unique maxime, tout ce qui augmente l’autorité royale est légitime à ses yeux ; il est vrai que l’idée du roi devient de plus en plus inséparable de celle de l’état. Cette idée de l’état, presque inconnue au moyen âge avant les légistes et les philosophes de la fin du XIIIe siècle, n’a pas eu de promoteur plus fervent que Nogaret. Il fait sonner avec le plein sentiment du civisme antique les mots de « patrie, » de « république, » de « tyrannie. » Il soutient hardiment qu’on doit résister aux tyrans, sans paraître se douter un moment que ce principe puisse se retourner contre lui et contre son maître. C’est un patriote excellent, parfois un révolutionnaire ; mais il n’est pas assez éclairé pour voir qu’on est un mauvais patriote quand on rêve la grandeur de sa patrie sans sa liberté, sa puissance aux dépens de la justice et de l’indépendance des autres peuples. Les sentimens de Nogaret envers l’Italie paraissent avoir été malveillans ; il a cependant plus d’une affinité avec les politiques de ce pays, et il subit déjà leur influence. Peut-être aussi faut-il faire chez lui une certaine part à la secrète tradition de l’esprit romain conservée dans le midi de la France, et aux hérésies qui avaient été pour ce pays l’occasion d’un si grand éveil.

Comme écrivain, Nogaret est inégal, dur, souvent incorrect ; mais il a du trait, de la vigueur. Son style ne vaut pas celui des bulles papales de Boniface ; il a cependant des passages presque classiques, d’un latin nerveux, moins correct que celui des Italiens, mais plein d’énergie. Nogaret n’a pas lu Cicéron ni les bons auteurs, mais il a une grande érudition ecclésiastique ; l’Écriture et les pères lui sont familiers. L’âpreté de son raisonnement, son éloquence austère, sa préférence pour les passages forts et menaçans de l’Écriture, un ton habituellement sombre, ironique et terrible, complètent sa ressemblance avec Guillaume de Saint-Amour et en général avec les docteurs de l’école gallicane du XIIIe siècle. Comme légiste, il leur est très supérieur ; sa science du droit romain et du droit canonique, la rigueur de son esprit juridique, quelque opinion qu’on ait sur les applications qu’il en fit, sont dignes d’une véritable admiration.

Nogaret fut l’instrument principal du règne qui a le plus contribué à faire la France telle que nous la voyons pendant les cinq siècles