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Du reste M. Pierson ne croit pas que l’unité allemande, telle qu’elle s’est faite sous l’hégémonie ou plutôt sous la férule prussienne, soit encore une unité bien réelle. Il considère l’état de choses amené par les guerres de 1866 et de 1870, non comme la réunion de l’Allemagne en un seul corps national, mais comme la conquête à peine déguisée de l’Allemagne par la Prusse. En réalité, l’unité allemande, sincèrement et librement constituée, aurait cherché son point central entre le nord et le midi, non pas à Berlin, car l’Allemand du nord diffère autant que possible de l’Allemand du sud. Il est retiré, très économe, laborieux, sérieux, discipliné, mais le plus souvent étroit d’idées, hautain, cassant, raide de corps et d’esprit. L’Allemand du sud au contraire vit beaucoup plus au dehors, il est plus ouvert, plus généreux, plus facilement content de vivre. M. Pierson n’est donc nullement certain qu’une fusion réelle des esprits et des cœurs s’opérera sous le couvert de l’unité officielle à la prussienne, et il prévoit que l’alliance hybride, il est vrai, mais déjà visible, de la démagogie et de l’ultramontanisme suscitera de sérieux embarras aux directeurs de l’édifice construit à coups de sabre. Cependant, et c’est ainsi qu’il conclut, il ne faut pas se payer de vains rêves, l’Allemagne devenue réaliste ne reviendra pas à l’idéalisme poétique et philosophique qui faisait son plus puissant attrait, et il faut que l’avenir nous dise si la redoutable Allemagne d’aujourd’hui, avec ses armées et ses parlemens, aura pour l’histoire intérieure de notre race la même signification bienfaisante et profonde que l’Allemagne désarmée d’autrefois.

Tel est le jugement qu’un Hollandais clairvoyant porte sur l’Allemagne contemporaine, tout en continuant d’éprouver pour elle des sympathies qu’il est permis à un Français de ne pas ressentir au même degré qu’avant la guerre de 1870. Ce qui nous intéresse plus encore, c’est le parallèle qu’il trace entre cette Allemagne prussifiée et son propre pays sous le rapport du caractère national et des différences morales qui feraient d’un assujettissement quelconque à l’Allemagne un régime insupportable pour la Hollande.

Le publiciste hollandais relève d’abord la différence de tempérament populaire que crée entre deux nations le sentiment d’un passé glorieux, remontant déjà loin, et celui d’une élévation récente encore à l’état de puissance réellement indépendante. Il ne faut pas reculer au-delà de Guillaume III pour rencontrer l’époque où le marquis de Brandebourg se tenait pour très honoré de s’asseoir à la table d’un stathouder de Hollande. Qu’était-ce que la Prusse aux jours où la république des Provinces-Unies luttait d’influence et de richesses avec la France et l’Angleterre ? Les deux nations ont passé par deux écoles bien différentes. Les grandes guerres de la Hollande, soit contre l’Espagne, soit contre la France, ont eu pour mobile la