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situation nouvelle de notre pays. L’essentiel est que la France reprenne par degrés sa vraie position et son vrai rôle à l’extérieur. On aura beau essayer de nous entourer d’un cordon d’hostilités, la France n’est pas facile à supprimer ; elle donne la mesure de ce qu’elle est, ne fût-ce quelquefois que par son absence ou par tout ce qui devient possible en son absence. On le sent peut-être aujourd’hui en Angleterre. Les Anglais peuvent ne pas regretter la politique d’abstention que M. Gladstone leur a faite depuis deux ans. Il n’est pas moins vrai qu’ils ont sur le cœur cette révision du traité de 1856 qui a replacé la Mer-Noire dans les conditions où elle était avant la guerre de Crimée.

Les Anglais ont certainement éprouvé un mécompte dans cette conférence de Londres, où M. Gambetta pressait M. Jules Favre de se rendre pour proclamer les principes républicains, où la Russie a obtenu ce qu’elle voulait, et, toutes les fois que la question reparaît, l’impression pénible se ravive en Angleterre, comme on l’a vu ces jours derniers à la simple nouvelle que la Russie, libre désormais de tout engagement, se disposait à reconstituer sa puissance militaire et maritime dans la Mer-Noire. Sera-ce Sébastopol qui renaîtra de ses cendres ? Est-ce Nicolaïef qui deviendra le centre des armemens russes ? Peu importe, la question est toujours la même, le dernier résultat de la guerre d’Orient a disparu le jour où l’alliance qui avait fait cette guerre a cessé d’être une réalité. Quant à nous, nous n’avons plus pour le moment à nous occuper de telles questions, nous avons des affaires plus pressantes. La Russie a saisi l’occasion de se dégager d’un traité qui lui rappelait une défaite, qui avait été signé à Paris ; c’est un malheur auquel nous ne pouvons rien. Les Anglais pensent-ils qu’en cela, comme en bien d’autres choses, les désastres de notre pays leur aient été profitables ? L’Angleterre est une grande puissance qui se suffit à elle-même sans doute. Depuis quelques années, elle s’est fait une règle de conduite invariable de ne point se mêler de ce qui se passe sur le continent, c’est entendu ; elle a laissé s’accomplir le démembrement de la France, cela ne la regardait pas. Il n’en résulte pas moins que depuis ce jour l’Angleterre a eu l’ennui d’être obligée de concourir elle-même à l’abrogation d’un traité auquel elle tenait, et qu’elle est encore aujourd’hui engagée dans ce démêlé avec les États-Unis qui se serait toujours produit, mais qui, dans tous les cas, a très opportunément attendu l’éclipse de la France pour se préciser : tant il est vrai qu’il y a entre les puissances libérales de l’Europe une solidarité intime à laquelle on ne se dérobe pas impunément. La France, si malheureuse qu’elle soit, n’a aucune raison de décliner cette solidarité dont on ne lui a pas tenu compte, de se laisser aller, ne fût-ce que par représaille ou dans un intérêt de commerce et de fisc, à un esprit qui pourrait refroidir ses relations avec les autres pays. C’est son essence et c’est son intérêt d’être libérale, de rester libérale dans ses rapports avec l’Angleterre aussi bien qu’avec