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bon homme au fond, dépourvu de fiel ; aussi fit-il compliment à ses adversaires du matin de la vigueur qu’ils avaient déployée contre lui, et leur promit-il sa protection. C’était un samedi ; il fut convenu que le dimanche serait un jour de trêve, et que les hostilités ne reprendraient que le lundi à huit heures du matin. M. Fisk repartit pour New-York, afin de consulter ses avocats et de se faire délivrer de plus amples pouvoirs par le juge qui était à sa dévotion.

Le lundi matin, les deux partis se retrouvaient en présence dans les bureaux de la compagnie à Albany : chacun d’eux s’était pourvu d’un mandat qui l’autorisait à requérir la force publique ; mais les autorités d’Albany, méconnaissant l’ordonnance rendue par un juge de New-York, donnèrent raison au parti Ramsey. Déjà un train venait de partir pour Binghampton, a l’autre extrémité de la ligne, pour donner sur tout le parcours l’ordre de ne pas reconnaître les délégués de M. Fisk. Quand celui-ci se vit devancé par la vapeur, il eut recours à l’électricité. Binghampton est la station commune aux deux chemins de la Susquehannah et de l’Érié. Les employés de cette gare obéissaient à M. Fisk ; il leur prescrivit par le télégraphe de s’emparer de vive force des wagons et des machines du chemin contesté, d’envoyer une locomotive à la rencontre du train qui le matin même était parti d’Albany. Ce fut fait comme il avait été prescrit. La guerre était déclarée ; mais les troupes de l’Érié entraient trop vite en campagne. Leur locomotive, qui s’avançait à l’aventure sous une faible escorte, ne rencontrait que des visages hostiles. Dans une gare, par une manœuvre ingénieuse, on la fit dérailler ; elle resta prisonnière avec ceux qui la montaient. Le train venu d’Albany put donc continuer sa route sans encombre ; il s’arrêta cependant à 25 kilomètres de Binghampton. Il y a là un tunnel, dont la sortie était occupée par les gens de l’Érié, amenés en grand nombre par un train spécial. Chaque parti fit venir des renforts ; il y avait 800 hommes d’un côté et 450 de l’autre, les uns munis de bâtons et d’outils, d’autres pourvus d’armes à feu. On hésitait quelque peu avant d’en venir aux mains. Enfin les deux locomotives s’avancèrent à petite vitesse l’une contre l’autre ; quoique le choc fût peu violent, l’une d’elles fut rejetée hors de la voie. Aussitôt les hommes sautèrent en bas des wagons et s’attaquèrent avec furie. Les partisans de l’Érié étaient moins nombreux, moins bien armés ; ils s’enfuirent en désordre après une courte lutte, laissant aux mains des vainqueurs le train qui les avait conduits jusque-là.

L’affaire devenait grave ; c’était un vrai combat entre deux compagnies financières. La milice fut mise sur pied et vint occuper le champ de bataille. Tous les bons citoyens s’indignèrent de ce scandaleux conflit, dans lequel la magistrature était peut-être encore