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organes de publicité est si passionnée, qu’il serait oiseux de rien produire qui ressemblât à une œuvre de fantaisie ou de sentiment : — « autant offrir un bouton de rose à des portefaix qui se disputent. » — Dans ce milieu, médiocrement propice à l’éclosion du talent, Harry Henderson vient en vrai poète yankee, toujours un peu marchand au fond, chercher à vendre le plus avantageusement possible a les produits de la fabrique de son cerveau. » — Gagner sa vie, celle de sa future femme, une réputation, l’indépendance, aider au perfectionnement de la société, — tel est son programme, fort honorable sans doute, mais tracé, il faut en convenir, sous forme de prospectus commercial. Nous passons d’interminables détails sur le journal, le rédacteur en chef, les collaborateurs, les abonnés. Harry Henderson se tient à l’écart des plaisirs, des camaraderies dangereuses, choisit une congrégation où il espère trouver un refuge contre les entreprises du matérialisme, et puise sa force principale dans la pensée que sa femme inconnue respire peut-être l’air de cette même ville : il l’attend, il la cherche. Aucun pays n’offre aux jeunes gens des deux sexes plus d’occasions de se rencontrer et de s’étudier librement. Il existe en Angleterre des divisions de castes très marquées, et de la part de chaque famille une disposition toute particulière à se renfermer chez soi, à choisir scrupuleusement ses relations ; en France, la jeune fille est tenue sous une tutelle sévère jusqu’au jour où le mariage lui procure la liberté ; les demoiselles américaines du meilleur monde au contraire se montrent partout seules, avec cette franchise d’allures que donne la certitude d’être respectées : elles promènent sur les choses et les gens des regards de reine, s’attendant bien à ce que tout cède devant elles, comme le veut l’usage dans cette société républicaine. Une aventure d’omnibus très vulgaire, puis une grosse averse de printemps qui permet à Harry de tenir son parapluie au-dessus de la tête d’une élégante jeune personne, décident de la destinée de notre héros. Il conduit sa gracieuse inconnue jusqu’à l’un des hôtels les plus brillans de la cinquième avenue, le quartier fashionable. — Nous attendions que la porte s’ouvrît ; elle m’exprimait ses remercîmens, me priait d’entrer. Je m’excusai, mais en lui présentant ma carte ; avec un joli sourire, elle me tendit la sienne, sur laquelle était gravé : Eva Van Arsdel, et dans le coin mercredi. — Nous recevons le mercredi, monsieur Henderson, dit-elle, et maman sera charmée de vous connaître. — La porte s’ouvrit, et avec un nouveau sourire, une rougeur légère, un salut aimable, la vision s’évanouit.

C’est ainsi que l’intimité peut commencer à New-York entre un passant et une famille aussi distinguée qu’honorable. M. Van Arsdel est un industriel millionnaire ; il a cinq filles, des beautés à la