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songer. Elle épouse un sot fort riche, ce qui met fin au petit roman.

Harry se trouve dépouillé, en même temps que de ses illusions, de cette vanité inconsciente d’elle-même qui, chez tous les jeunes gens, est un danger et un ridicule. Miss Ellery s’est vendue sous ses yeux pour le plaisir de porter des diamans et d’habiter une cage dorée ; il l’a vue disparaître dans le tourbillon du plaisir et de la mode, le laissant tout meurtri au milieu de la poussière du chemin, et personne ne la blâme. Il est bien forcé de reconnaître que la vie positive diffère de la vie de sentiment, que, pour mériter la plus belle, il ne suffit pas, comme dans les romances, d’être le plus vaillant. Une mélancolie sombre s’empare de lui ; il termine ses études sans se laisser distraire davantage par les artifices féminins. L’impression est chez lui profonde et durable ; ce n’est qu’avec une sorte de méfiance que, sorti du collège, il se livre au penchant, plus voisin du reste de l’amitié que de l’amour, qui l’entraîne vers sa cousine Caroline.

Bien que sa famille eût souhaité de lui voir embrasser la carrière ecclésiastique, Harry se propose de suivre une vocation littéraire encouragée déjà par quelques succès. Il va partir pour l’Europe, comme correspondant de deux journaux ; il va voir, observer, grossir son bagage de science et d’inspiration. — Que ne puis-je vous suivre ! dit avec une animation extraordinaire sa belle cousine Caroline. — Ce cri de regret ressemble à un encouragement : il s’y trompe ; mais aussitôt la jeune fille lui retirant sa main : — Pour Dieu ! ne soyons pas sentimental. Je regrette de n’être point un garçon comme vous, libre de prendre mon bâton et de m’acheminer à travers le monde. Voilà tout.

Caroline est un caractère bien plus exclusivement américain que miss Ellery. — Il ne faut pas trop exiger des hommes, lui dit-on à chaque parti qu’elle refuse.

— Exiger ! Je ne leur demande rien, rien que de me laisser à moi-même. Je ne veux pas d’un mari qui me fasse vivre, je veux vivre par mes propres forces. Vous avez vos projets d’avenir, mon cousin, et vous comptez les exécuter. Eh bien ! je suis comme vous, seulement on vous excite à l’indépendance et on me la défend. Je tiens à me créer seule une position. J’ai besoin d’agir, et tout le monde me trouve absurde, et personne ne m’aide. Cependant certaines femmes doivent avoir un autre lot que le mariage. Nous naissons en plus grand nombre que vous, et ce n’est point uniquement, messieurs, afin que vous puissiez mieux choisir. Il y a une œuvre, il y a une voie en dehors de cette vie domestique, qui pour la majorité des filles est le paradis… Dieu me garde d’en médire ! Elles sont privilégiées, celles qui s’en contentent. Je suis ravie de voir tant de jeunes couples s’entendre si bien et s’aimer à la folie ;