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serai un homme, je bâtirai une maison exprès pour nous deux, je la bâtirai tout entière moi-même…

— Et il y aura des armoires pour ranger ? interrompit la petite ménagère.

— Certainement, j’en mettrai partout, et, quand nous vivrons ensemble, tu verras comme je tiendrai à distance les lions, les ours et les panthères. Si un ours osait t’attaquer, Susie, je le déchirerais en deux, comme fit Samson !

Mme Stowe excelle à esquisser ces figures d’enfans, à les faire parler et agir ; dans la Perle de Vile d’Orr, elle avait su accomplir ce prodige de nous intéresser jusqu’à la fin du livre à des héros qui ne dépassent pas sept et dix ans. Les amours de Harry Henderson et de Susan Morril valent ceux de Moses et de Mara. Toutes les grâces, toutes les bontés, toutes les finesses de la femme existent déjà chez cette fillette, qui adoucit les mœurs rudes de son petit mari par l’horreur qu’elle témoigne pour ses emportemens, par les adroites flatteries dont elle l’enlace, par ses petits sermons maternels contre les distractions à l’église.

— L’idée de la voir me rendait très exact au service. Nos bancs se touchaient ; elle se tenait dans le sien, tout en blanc avec une profusion de rubans bleus et son petit chapeau plat, qui la faisait ressembler à une pâquerette ; mais elle m’avait déclaré que les petites filles ne devaient jamais songer à leur toilette pendant la prière, de sorte qu’elle restait, je suppose, indifférente aux vanités terrestres et au regard fixe qui épiait ses moindres mouvemens. Cependant, comme la nature humaine n’est sanctifiée qu’en partie, je remarquais que quelquefois, probablement par hasard, deux yeux bleus rencontraient les miens, et qu’on étouffait avec peine un sourire ; mais la conscience reprenait aussitôt le dessus, et Susie écoutait derechef le ministre, bien qu’il ne lui fût pas possible de comprendre un seul mot du sermon, l’esprit concentré sur ses devoirs religieux, jusqu’à ce que la nature épuisée cédât une fois pour toutes : les paupières s’abaissaient, la tête vacillait de droite à gauche, et l’on finissait par dispenser cette jeune chrétienne d’une plus longue lutte en ramenant ses pieds sur le banc, transformé en couchette.

Le lecteur ne se lassera pas de suivre le couple enfantin à l’école, où Harry l’hiver pousse sa bien-aimée en traîneau par les chemins de montagne couverts de neige, — dans le pressoir, autour du tonneau de cidre doux, dont ils aspirent le contenu goutte à goutte en y plongeant de longues pailles, puis, quand revient l’été, à la recherche des fraises et des nids. — Nous connaissions les bons endroits où mûrissaient les fruits vermeils : les grands garçons ne les soupçonnaient pas ; ni les grandes filles. C’était notre secret, que nous gardions entre nous deux ; mais au plus profond des mystères