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occasion d’entretenir ma mère seule. Un soir que j’étais sur mon tabouret à ses pieds, n’y tenant plus : — Maman, hasardai-je, pourquoi les gens trouvent-ils mauvais qu’on se marie de bonne heure ?

— À quoi pense l’enfant ? s’écria ma mère, qui de surprise laissa tomber son tricot.

— Je veux dire : pourquoi Susie et moi ne nous marierions-nous pas maintenant ? Je voudrais l’avoir ici. Personne ne joue avec moi à la maison, et, si elle y était, nous ne nous quitterions pas.

Mon père sortit de sa méditation, et regarda en souriant ma mère, qui riait tout à fait. — Mais, dit-elle, ne sais-tu pas que ton père est pauvre, et qu’il a bien de la peine à faire vivre ses enfans ? Comment nourrirait-il une petite fille de plus ?

Je soupirai tristement. Dès le seuil de la vie, je me heurtais à cette question d’argent qui empêche ou tout au moins retarde le bonheur de tant d’amoureux. — Mère, dis-je après une minute de sombre réflexion, je ne mangerais que la moitié de ce que vous me donnez, et je tâcherais de ne pas user mes habits, pour les faire durer plus longtemps.

Ma mère avait les yeux très brillans ; le rire et les larmes s’y combattirent une seconde, comme un rayon de soleil perce la pluie. Elle me souleva doucement, et attira ma tête sur son sein : — Quelque jour, quand tu seras un homme, je compte bien que Dieu te donnera une femme à aimer. Les maisons et les terres nous viennent de nos parens, mais une bonne femme nous vient de Dieu.

— C’est vrai, chérie, dit mon père en la regardant avec tendresse, et personne ne sait mieux que moi la valeur d’un pareil don.

Ma mère me berça quelque temps dans l’ombre du soir, me parla, me calma, me raconta que je serais plus tard un homme, un clergyman comme mon père sans doute, avec une heureuse maison à moi. — Susie y sera-t-elle ?

— Espérons-le. Qui sait ?

— Mais, maman, n’en êtes-vous pas sûre ? Vous ne pouvez pas dire : certainement ?

— Petit, notre père qui est dans le ciel pourrait seul dire cela. Il te faut apprendre vite et devenir un homme fort, pour prendre soin de ta femme…

Cette conversation pénètre Harry d’enthousiasme.

— Que je te dise, Susie, ce que je vais faire ; je veux devenir fort comme Samson.

— Oh ! mais comment t’y prendras-tu ?

— Je vais courir, sauter et grimper, et porter de l’eau pour ma mère, et aller à cheval au moulin, et marcher beaucoup pour les commissions, afin de devenir plus vite un homme, et, quand je