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mes sœurs me brossaient les cheveux, m’ornaient d’un tablier tout raide repassé : — Bon voyage ! — et je m’en allais trottant avec l’allégresse des amoureux… Qu’elles étaient belles et brillantes ces après-midi du samedi ! Nous jouions dans le grenier, nous y dénichions les œufs de poule, et j’osais tantôt pénétrer dans des coins obscurs où Susie ne se fût jamais aventurée, tantôt grimper sur des meules de foin où elle tremblait de me voir perché. Son tablier se tendait pour recevoir les œufs ; il était toujours d’une blancheur immaculée. Je portais, moi, de gros vêtemens communs, percés aux coudes et aux genoux, ce qui désespérait mes sœurs, tandis que Susie restait fraîche et intacte, ne salissait ni ses mains ni sa robe. Ce soin de sa personne m’inspirait une secrète vénération… Comment s’y prenait-elle pour sortir sans tache de nos aventures les plus périlleuses ? Mais, si je m’émerveillais de ce miracle, elle s’émerveillait tout autant de ma force et de mes prouesses. A ses yeux, j’étais un paladin. Je me rappelle que, dans la basse-cour qu’il nous fallait traverser pour aller au grenier, régnait en despote le plus arrogant des vieux dindons, qui nous poursuivait de ses menaces en gloussant et en se hérissant. Susie me raconta d’un air de profonde détresse que plusieurs fois, lorsqu’il l’avait rencontrée seule, le misérable s’était précipité sur elle à grands coups d’ailes et l’avait renversée. Il essaya le même jeu avec moi, mais aussitôt je saisis avec dextérité son jabot d’écarlate, emprisonnai ses ailes sous mon bras et le fis sortir ignominieusement de la cour. Susie était triomphante ; j’achevai de l’exalter en lui expliquant comment je la protégerais dans toutes les circonstances possibles. Elle m’avoua simplement avoir peur des ours, et je profitai de l’occasion pour lui dire que, si un ours l’attaquait, je l’aurais vite abattu avec le fusil de mon père ; elle écouta et elle crut. J’insistai ensuite sur ce que je ferais, si des voleurs entraient chez nous ; ni elle ni moi, nous ne savions précisément ce que c’était que des voleurs ni des ours, mais il suffisait que je me sentisse prêt à les recevoir et à leur tenir tête…

Quelquefois Susie venait à son tour jouer chez nous le samedi. Mes sœurs lui demandaient en riant si elle voulait être ma petite femme, et Susie répondait avec beaucoup de gravité par l’affirmative. Oui, elle devait être ma femme, la chose était décidée entre nous ; mais quand ? Je ne voyais pas pourquoi il eût fallu attendre. Elle s’ennuyait sans moi, et je m’ennuyais sans elle ; mieux valait donc l’épouser tout de suite, afin de pouvoir l’emmener à la maison. Je lui en fis la proposition, qui fut agréée ; mais elle me dit que sa mère ne saurait jamais se passer d’elle, sur quoi je déclarai que j’amènerais ma mère à faire une démarche que ses parens ne repousseraient certes pas, vu que mon père était le ministre. Je retournai mille fois cette affaire dans mon esprit, en épiant une