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et prenais courage. Je ne croyais pas avoir jamais rien vu de gentil comme elle, je ne me lassais pas d’admirer ses petits souliers rouges, ses petites mains agiles. Elle marqua l’ourlet de ma serviette bise et le bâtit obligeamment, puis se mit à coudre elle-même, et alors je regardai l’aiguille brillante, le bout de fil fin, le doigt potelé que couronnait un petit dé de cuivre. Pour moi, le cuivre était de l’or, et Susie était une princesse de conte de fée. De temps en temps, elle tournait vers moi ses grands yeux bleus avec un signe de tête amical pour m’encourager, et je sentais un tressaillement délicieux dans le cœur qui battait sous mon tablier.

— S’il vous plaît, mademoiselle, dit Susie, Harry ne peut-il pas jouer avec les filles ? Ces grands sont si brusques !

Mademoiselle sourit et approuva, et je fus un garçon béni entre tous à partir de ce moment, Susie m’enseigna une foule de jeux d’esprit qu’elle connaissait à fond et pour lesquels j’avais grand besoin d’être formé ; mais lorsqu’il fut question de jeux athlétiques, je me distinguai en revanche. Je savais mieux sauter qu’elle, et me couvris de gloire en grimpant sur un mur, d’où je retombai d’un bond ; ce fut un bien autre succès quand, une vache étant apparue sur la pelouse devant l’école, je marchai droit à elle, armé d’un bâton, et l’effrayai par mon attitude virile, par ma voix résolue. Ces procédés inspirèrent à Susie beaucoup de confiance. Un ami qui lisait dans les livres, escaladait les murs et n’avait pas peur des vaches n’était point à dédaigner.

L’école étant très éloignée du presbytère, j’apportais mon dîner ; Susie apportait le sien aussi, et nous avons fait ensemble plus d’un délicieux pique-nique. Nous nous étions bâti une maison sous un grand arbre au pied duquel l’herbe poussait courte et drue. Notre maison n’était ni plus ni moins qu’un carré marqué sur le gazon par des pierres arrachées au mur. Je m’enorgueillissais d’être capable de porter des pierres deux fois plus lourdes que celles que soulevait Susie à grand’peine, et une large pierre plate, qui faillit me rompre l’échine, représentait notre table au milieu du carré. Nous y étendions un mouchoir de poche en guise de nappe, et Susie servait le repas avec ordre, en remplaçant les assiettes par des feuilles. Sous sa direction, j’ajoutai à notre maison un garde-manger où nous conservions des pommes, des châtaignes et ce qui nous restait de pain d’épice. Susie tenait beaucoup à l’ornementation, elle plantait des bouquets dans la chambre, où nous recevions une société choisie ; elle y avait installé sa poupée, à laquelle je fabriquai un lit moelleux ; nous la couchions avant de rentrer en classe, non sans appréhension du désordre que ces sauvages, les grands garçons, pourraient apporter dans notre Éden…

Chaque samedi, je demandais la permission d’aller voir Susie ;