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vestiges d’une époque où l’homme apparaissait dans toute la majesté de sa force et de son individualité. La civilisation est comme un vent puissant qui empêche les âmes de dépasser un certain niveau. Mes longs voyages m’ont offert la race humaine sous plus d’un aspect. Il y a loin des Monténégrins aux habitans du Céleste-Empire. On assure qu’on a vu les magots de Pe-king, quand le bruit des derniers événemens est venu jusqu’à eux, se montrer beaucoup moins frappés de l’étendue de nos désastres que du chiffre énorme de l’indemnité qui nous avait été imposée. Ils avaient douté que nous fussions un grand peuple, tant qu’on ne leur avait parlé que de nos victoires ; ils en ont été convaincus le jour où on leur a dit que nous étions un peuple qui pouvait payer cinq milliards. Est-ce donc à cet ordre d’idées que le monde s’achemine, et, le jour où l’homme cessera d’être une bête fauve, faudra-t-il qu’il devienne un mandarin ?

Les Monténégrins, à l’époque où je visitai Cettigné, en étaient encore au point où les avaient laissés les successeurs de Douschan le Fort. La guerre pour eux était l’état normal. Les trêves, quelle que fût la solennité qu’on mît à les conclure, ne constituaient jamais qu’une situation précaire ; on les rompait sous le moindre prétexte. Voici en général comment le conflit s’engageait : le temps de faire les foins venu, les Turcs s’apprêtaient à faucher une prairie. « Que fais-tu, Turc maudit ? leur criait de loin quelque Monténégrin. Tu viens ici voler l’herbe qui m’appartient. — Cette herbe ne t’a jamais appartenu, répliquait le musulman indigné. Tu n’as qu’à venir à Podgoritza, je te montrerai les titres de ma propriété. » De ces premières paroles échangées, on en venait promptement aux injures, des-injures aux coups de fusil. Les femmes appelaient de nouveaux combattans, et leur clameur volait de montagne en montagne. Tout Monténégrin est soldat. Il n’y a point d’âge fixé pour prendre les armes ; il n’en est point où on les dépose. Les enfans et les femmes portent les messages, les vieillards ne restent au conseil que lorsqu’ils sont tout à fait incapables de se mouvoir ; mais c’est une race saine, vigoureuse, nourrie d’un air salubre, les infirmités ne l’atteignent pas. Il n’arrive point d’ailleurs très fréquemment qu’un Monténégrin ; soit exposé à mourir de vieillesse. Son lot le plus ordinaire est de trouver la mort dans quelque rixe ou sur le champ de bataille. Il ne faudrait pas croire pourtant que le courage des farouches habitans de la Czernagora ne soit compliqué de beaucoup de prudence. Lorsqu’une action générale s’engage, les combattons ; au début, se dispersent ; on les voit se glisser entre les buissons, courir en se courbant d’une roche à l’autre, et ne songera mettre en joue leur longue carabine que lorsqu’ils ont rencontré un suffisant abri. Le plus souvent, ils ont eu soin de laisser à