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prince observât la marche des événemens et fût aussi prudent que l’était à cette heure le prince de Servie. Danilo resta neutre. Nos succès raffermirent naturellement dans sa politique expectante, et, lorsque vint la paix, il se crut le droit, puisqu’un congrès s’occupait de remanier la carte du monde, d’envoyer réclamer, lui aussi, auprès des représentans assemblés à Paris, « la rectification de ses frontières. » Personne dans le congrès ne parut animé d’une sympathie bien vive pour le Monténégro. La Turquie protesta contre des prétentions qui impliquaient la reconnaissance d’une indépendance qu’elle n’avait jamais admise ; la Russie fut froide et réservée, l’Angleterre dédaigneuse, l’Autriche presque hostile. Sur ces entrefaites, le prince prit la résolution de venir lui-même à Paris. Sa foi dans l’avenir et son jeune enthousiasme attirèrent l’attention de l’empereur ; il partit emportant la promesse d’une bienveillance dont les effets ne se firent pas attendre. Tant que le gouvernement ottoman se bornait à envoyer des troupes dans les provinces voisines du Monténégro pour y rétablir l’ordre, le gouvernement impérial ne jugea point à propos de s’en occuper ; mais, le jour où ces troupes se concentrèrent sur la frontière et se disposèrent à marcher sur le district de Grahovo, une note insérée au Moniteur se chargea de rappeler à la Porte qu’elle allait excéder son droit. De nouvelles représentations furent adressées à Constantinople, deux vaisseaux furent expédiés de Toulon à Raguse, et le gouvernement de l’empereur invitâmes puissances signataires du traité de Paris à s’entendre « pour aviser aux moyens de prévenir un conflit entre les Monténégrins et les Turcs. » Tel est l’enchaînement de circonstances qui me conduisit sur les côtes de la Dalmatie, et qui me retint pendant six mois sur la rade de Gravosa.


II

La rade de Gravosa est un des cinq ou six grands ports que possédait autrefois la petite république de Raguse. On sait que cette république est restée pendant de longs siècles un état indépendant, bien qu’elle payât 20,000 sequins aux Turcs, 10,000 aux Vénitiens, et se crût même tenue d’envoyer chaque année quelques faucons de Bosnie au roi d’Espagne. C’était une république fort riche et fort industrieuse, adonnée au commerce, hardie et entreprenante dans ses navigations ; mais dès le XVIe siècle on reprochait à ses habitans « d’être de leur naturel soupçonneux et de faire volontiers d’une mouche un éléphant. » On ne les voyait pas, disait-on, se plaire aux nobles exercices de la chasse, faire des armes ou monter à cheval. Pacifiquement dévots, ne connaissant et ne