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française. Dans cette œuvre, intéressante sous plus d’un rapport, je n’entends m’attribuer qu’une part très secondaire. J’aimerais cependant à me persuader que la prudence de ma conduite et la réserve de mon langage, en contribuant à calmer les ombrages de l’Autriche, à désarmer les injustes soupçons de l’Angleterre, peut-être même à modérer le zèle un peu trop ardent de la Russie, n’auront pas été sans quelque influence sur le résultat obtenu.

Tout ce qui touche par un côté quelconque à la question d’Orient est gros de conséquences. Pour avoir voulu préserver le Monténégro d’une première invasion, l’Autriche en 1853 s’était exposée à porter la plus funeste atteinte à la considération du gouvernement du sultan ; pour avoir favorisé trop ouvertement ceux qui en 1858 se proposaient de nouveau d’accabler ce petit peuple, elle venait de compromettre la juste influence que ses services passés lui avaient acquise dans toute la Turquie occidentale. C’est chose délicate sans doute que de prendre parti entre les gouvernemens et les peuples ; mais quand les gouvernemens sont nés de la conquête, quand ils ont derrière eux de longs siècles d’oppression, on ne leur doit que des égards politiques, il faut garder sa sympathie pour les opprimés.

Les Monténégrins sont une tribu serbe. À peine séparés par une étroite bande de terre, la Servie et le Monténégro ont jadis fait partie du même empire. Les états de Douschan le Fort s’étendaient des bords de l’Adriatique aux confins de la Thrace, des rives du Danube et de la Save aux frontières de la Grèce. Malgré les incursions des Hongrois et les invasions des Bulgares, les Serbes étaient encore maîtres de la Bosnie, de l’Albanie et de la Macédoine, quand les vaisseaux génois débarquèrent les soldats d’Amurat en Europe. Attaquée par ces nouveaux ennemis, l’armée du prince Lazare fut presque entièrement détruite dans les plaines de Kossowo le 15 juin 1389. La bataille de Kossowo est restée le grand deuil national de la Servie. Une seule défaite n’aurait pu cependant amener l’asservissement d’un peuple aguerri par cinq siècles de combats ; les divisions intérieures achevèrent ce que les armes de l’étranger avaient commencé. Vers la fin du XVe siècle, la Servie, la Bosnie, l’Albanie et l’Herzégovine subissaient la loi du vainqueur. Le duché de la Zêta, successivement amoindri par les Vénitiens et par les Turcs, gardait seul, au centre du massif montagneux qui domine les ports de Budua et de Cattaro, avec l’étendard de la croix le drapeau de l’indépendance.

Les Turcs avaient renoncé à forcer les vaincus dans leur dernier refuge ; mais le duché, réduit à ce nid d’aigle, n’offrait plus qu’un pouvoir peu enviable aux héritiers des Balza et des Tsernoïevitch. L’un d’eux, qui avait épousé une noble Vénitienne, trouva bon d’abdiquer entre les mains de l’évêque et de se retirer avec sa femme