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fautes de ses gouvernans, la France a la consolation d’être tombée avec une notion du droit, avec un idéal politique plus élevé que celui de l’Allemagne, qui se prétend la patrie de l’idéal. Qu’elle prenne garde de se laisser entraîner à d’injustes rancunes contre le principe dont elle semble la victime. Loin de renier le droit dont elle est devenue un des martyrs, qu’elle le maintienne au nom même de ses souffrances. Aujourd’hui elle y est directement intéressée. Mutilée dans sa propre nationalité, qu’elle reste fidèle à ce principe de nationalité et au libre consentement des peuples, violés chez elle par la Prusse. C’est le seul droit qui lui demeure sur Metz et Strasbourg, le seul au nom duquel elle les puisse jamais revendiquer. C’est celui que son adversaire, après s’en être hypocritement prévalu partout où il pouvait tourner à son profit, foule cyniquement aux pieds sur chacune de ses frontières, dans la Pologne, dans le Slesvig danois, dans l’Alsace-Lorraine. C’est celui qu’il menace partout, sur le Sund et le Zuiderzée, dans la Bohême et dans la Suisse, sur le Danube et l’Adriatique. Vaincue et purifiée par le malheur, que la France reste attachée à ses traditions généreuses, à sa politique libérale, au culte du droit des peuples ; aujourd’hui qu’il est partout mis en péril par les convoitises de l’Allemagne prussienne, le voilà plus qu’en 1815 redevenu notre allié naturel. Dans sa défaite, la France peut se glorifier de ce qu’elle a fait pour ce principe. En regardant autour d’elle, parmi tous ces peuples entre lesquels au jour de la détresse elle n’a pu trouver un allié, elle peut avec orgueil compter combien l’ont eue pour protectrice, combien l’ont vue défendre leur indépendance, et ont du sang français pour ciment de leur nationalité. La liste en est longue, depuis l’immense république des États-Unis jusqu’à l’Italie justement fière de son rajeunissement, depuis la Hollande et le Portugal aux jours de nos rois jusqu’à la Grèce et la Belgique dans notre siècle, sans compter les créatures ou les protégés de notre diplomatie, comme la Roumanie, la Serbie, le Monténégro, et ceux auxquels nous n’avons pu montrer que d’impuissantes sympathies, comme la Pologne et le Danemark. La plupart des petits peuples de l’Europe nous doivent en partie l’existence, et de l’Archipel à la Baltique, des sources aux bouches du Rhin, s’ils parviennent à sauver leur indépendance des convoitises de l’Allemagne et de la Russie, ce sera peut-être encore à la France qu’ils le devront, à la France rajeunie dans l’épreuve et redevenue le chef des peuples libres.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.