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dans les cours. Cette grande crise des nationalités en travail offrait à toutes les visées ambitieuses un large champ ; c’était comme une succession ouverte où chacun était admis à faire valoir ses titres. Tous les droits se trouvant remis en question, toutes les prétentions se faisaient jour. Chaque peuple, grand ou petit, Allemagne, Russie ou Italie, états Scandinaves, Hongrie, Grèce, Roumanie, Serbie, regardait autour de soi, avide de découvrir quelque territoire à réclamer. L’ambition, se mêlant à ce mouvement des nationalités, en faisait, au lieu d’un principe pacificateur, un des germes de guerre les plus actifs qu’ait jamais nourris l’Europe. Dans l’indécision où demeurait le droit nouveau qui devait servir de fondement à la répartition des états, chacun l’entendait selon ses intérêts. Là on invoquait la géographie, ici l’histoire, ailleurs la langue, presque partout faussant ce principe de nationalité dont on réclamait le bénéfice, oubliant qu’un seul droit pouvait se substituer à l’ancien droit de conquête ou de légitimité dynastique, le droit des peuples sur eux-mêmes.

Au milieu de ces compétitions opposées, pour diriger la réorganisation de l’Europe dans un sens profitable à la civilisation et favorable à la paix, il eût fallu un grand politique et peut-être aussi un grand capitaine. L’un et l’autre, au moment critique, ont manqué à la France. Son histoire et son génie semblaient l’inviter à présider à cette grande tâche, plusieurs fois entrevue par ses politiques et ses souverains. Napoléon avait eu douze ans pour la faire. Après lui, la France affaiblie, devenue pour ses voisins un objet de méfiance, à demi étrangère au mouvement national qui agitait l’Europe, se trouvait moralement et matériellement bien moins en situation de diriger le renouvellement du continent. Napoléon III en voulut prendre l’initiative ; c’était une tâche trop lourde pour son génie. Il lui manquait à la fois la tête pour la conduite de la grande révolution, le bras pour l’exécution. Il n’était point homme de guerre, et dans son caractère politique il y avait des lacunes funestes. Au-dessous du souverain, le second empire a eu des hommes d’affaires, mais point d’hommes d’état, — de vaillans soldats, mais point de capitaines.

Bien différente a été la fortune de nos voisins. L’Allemagne a eu M. de Bismarck, et l’Italie M. de Cavour, trop tôt enlevé pour la France autant peut-être que pour sa patrie. Dans ce bonheur de la Prusse et du Piémont, il faut se garder de croire que tout fût fortuit. Il est des pays tellement préparés à certains rôles, dont la voie, d’abord vaguement pressentie, finit par être si nettement indiquée, qu’à l’heure marquée il en sort naturellement de grands hommes d’état. Le Piémont en Italie, la Prusse en Allemagne étaient dans ce cas ; leur voie était pour ainsi dire toute tracée. Il