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Saint-Pierre, de Fourier et de Saint-Simon, il y avait chez cet homme étrange un côté mystique personnel, une sorte de foi religieuse en sa destinée et en celle de sa race. Cette superstition dynastique lui venait de deux côtés à la fois ; elle était dans les traditions de Napoléon Ier, elle était dans le sang de la reine Hortense, qui, de sa mère Joséphine, avait hérité une crédulité de créole. Dès sa jeunesse, Louis-Napoléon s’était fait une théorie de la mission providentielle de certains hommes, de certaines familles, sorte de droit divin nouveau au profit des aventuriers de génie et de leur race. A ses yeux, les grands hommes étaient des messies politiques, des initiateurs sociaux, et après eux les nations ne pouvaient trouver de meilleurs chefs que dans la famille dépositaire des traditions du grand révélateur. Cette conception, qui fausse radicalement l’histoire en lui donnant pour moteur principal l’élément individuel, qui n’en est qu’un ressort accessoire, n’était au fond que la philosophie historique du vulgaire, celle qui, dans l’enfance des sociétés, inspira le culte des héros et consacra la royauté de leurs familles. Ce système, qu’en 1839 le jeune conspirateur de Strasbourg indiquait dans les Idées napoléoniennes, l’empereur le proclamait du haut du trône vingt-cinq ans plus tard dans la préface de la Vie de César, avec une solennité sibylline encouragée par quinze ans de succès inespérés. Cette foi en sa race et en sa mission impériale avait été la principale force de la jeunesse de Louis Bonaparte aux temps d’exil ou de prison. Aux jours de sa puissance, alors que la fortune semblait l’avoir justifiée, elle devenait une tentation. Elle le prédisposait à se lancer ou à se laisser jeter dans des entreprises téméraires, disposition de joueur heureux, d’homme porté par des péripéties bizarres à une fortune inouïe, et qui finit par se persuader que pour lui les dés sont pipés. Le grand danger de cette sorte de superstition l’attendait à l’heure où les deux idées qui formaient la base de la politique impériale viendraient à se heurter, heure solennelle et fatale pour l’empire et pour la France, obligés de se résigner définitivement à l’unification des peuplés voisins ou de tenter un tardif effort pour l’arrêter après lui avoir eux-mêmes ouvert la voie.

Quelles ne furent pas les perplexités de Napoléon III le jour où il s’aperçut que ses calculs fondés sur la reconstitution de l’Allemagne n’aboutissaient pas pour le second empire français à la grandeur qu’il avait rêvée ! Fallait-il se contenter des médiocres compensations qu’on pouvait espérer de la nouvelle puissance ? Devait-on renoncer à toutes les combinaisons si longtemps caressées, et se retourner contre l’Allemagne prussienne avant qu’elle n’eût achevé son œuvre, ou bien au contraire s’entendre de nouveau avec elle, et à son exemple s’arrondir à son tour aux dépens des petits peuples