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gardèrent gracieusement son secret, et partout où il passa il fut accepté sans soupçon comme Mlle de Beaumont, jeune Française noble, se rendant pour affaires en Russie sous la conduite d’un Écossais, le chevalier Douglas. Adroitement informée du travestissement de d’Éon et du projet qu’il recouvrait, Elisabeth, qui, malgré la longue rupture des relations diplomatiques avec la France, avait conservé une tendre admiration pour le joli visage de Louis XV, consentit à prendre en riant cette plaisanterie royale, et installa le chevalier dans ses appartemens les plus intimes en qualité de lectrice : périlleux honneur, si l’on songe aux mœurs terribles de la souveraine que Frédéric qualifiait si durement dans ses accès de colère, et au scandale toujours possible d’une révélation. Par quels moyens ingénieux et quels subtils manèges d’Éon parvînt-il à surmonter ces périls? Ce fut son secret, et nous tenons peu à le connaître; ce qui nous importe davantage, c’est que sa mission clandestine réussit absolument, et qu’au bout de quelques mois il revenait à Versailles en rapporter les résultats, à savoir la reprise des relations diplomatiques officielles entre les deux cours et la promesse de participation de la Russie à la guerre de sept ans, qui commençait alors. Nous sommes encore redevables à cet aventureux voyage de d’Éon d’un troisième service plus important peut-être que les deux premiers, dont les événemens se chargèrent trop vite de réduire la valeur. Ce fameux testament de Pierre le Grand, dont il a été si souvent parlé depuis un siècle, et dont les journaux français et étrangers donnèrent tant d’analyses et de copies il y a quelque vingt ans, lors de la guerre de Crimée, c’est par d’Éon, qui profita pour le transcrire des facilités de son séjour dans les appartemens impériaux, qu’il a été révélé à l’origine. Certes ce n’est pas un médiocre service que la révélation d’un document d’un si durable intérêt, et il doit nous apprendre bien décidément qu’il ne faut en ce monde jamais trop mépriser personne, pas même un équivoque chevalier d’Éon. Les ruses de la Providence pour amener le triomphe de la vérité sont aussi singulières qu’insondables; laissons donc les pharisiens s’étonner de la bizarrerie de ses choix, et, quand il nous semblera trop difficile de les comprendre, pensons à cette sainte devise gravée sur une tasse d’argent qui avait appartenu à un tsar et qui figurait dans l’exposition russe de 1867 : « ne cherche jamais la sagesse, mais cherche l’humilité, car c’est l’humilité qui est la voie du salut. »

Le malheureux roi Louis XV a été jusqu’à nos jours impitoyablement sacrifié par la Némésis de l’histoire; il serait temps, ce nous semble, de mettre un peu de mesure dans ces jugemens à outrance, et de jeter quelques gouttes d’eau froide sur ces effervescences d’in-