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ce qui n’entraîne nullement d’ailleurs la fatalité de la misère. Pour que la richesse du pays existe, pour que 20 millions de salaires soient attribués au travail, il faut qu’un nombre restreint d’individus favorisés soient possesseurs ou détenteurs de 20 millions; avant de passer à la main-d’œuvre, le capital doit appartenir au capitaliste et ne saurait être impersonnel. C’est là le point délicat. La conviction contraire constitue la grande erreur universellement répandue que nous voudrions essayer de redresser.

Le salaire et le capital sont regardés comme deux choses différentes, comme deux antagonistes irréconciliables, dont le premier, le salaire, est dévoré par le second. Que diraient donc les préjugés vulgaires, s’il leur était prouvé que la richesse, le revenu, les capitaux disponibles et le salaire ne sont point ennemis, parce qu’ils sont une seule et même chose? Dans ses Harmonies, Bastiat écrivait : « Comme les capitaux ne sont autre chose que des services humains, on peut dire que capital et travail sont deux mots qui, au fond, expriment une idée commune; par conséquent il en est de même des mots intérêt et salaire. Là donc où la fausse science ne manque jamais de trouver des oppositions, la vraie science arrive toujours à l’identité[1]. » Stuart Mill, parlant des salaires, dit « qu’ils dépendent de la proportion qui existe entre la population et le capital circulant[2]. » Il est vrai qu’il entend désigner non pas le capital circulant tout entier, mais bien la partie de ce capital consacrée au paiement de la main-d’œuvre. Nous croyons qu’il est permis d’aller plus loin et d’avancer que le revenu général réel ou les produits, qui sont la forme positive et seule utile de la richesse, doivent être, à peu de chose près, égaux à la masse des salaires.

Il faut bien s’entendre sur les significations variées du mot capital. S’il veut dire argent placé à intérêts et résultant des revenus et profits agglomérés, on peut affirmer que cet argent est transformé en salaires. Si le terme capital est employé dans le sens de biens immobiliers et d’instrumens de production, il rentre dans la catégorie des utilités, et le revenu seul qu’il rapporte passe en rémunération de main-d’œuvre. Néanmoins les sommes qui ont servi à l’achat d’immeubles se trouvent lancées dans la circulation, y remplissent les différens rôles des capitaux circulans, et se confondent en quelque façon avec le revenu annuel. Les capitaux mobiliers tout entiers passent en salaires, parce que, s’ils ne se transformaient pas incessamment en travail et par conséquent en salaires, ils ne rapporteraient rien et seraient nuls. Pour être productifs, ils doi-

  1. Bastiat, Harmonies économiques, p. 432.
  2. Stuart Mill, Principes de l’économie politique, traduction de Courcelle-Seneuil, t. Ier, p. 383, 384.