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partout par la diffusion continuelle des idées et des intérêts. Un esprit commun pénétrait ces factions qui se disputaient le pouvoir : ne jamais changer que ce qu’il était impossible de conserver, conserver tout ce qui ne menaçait pas immédiatement ruine, réparer plutôt que renverser, céder toujours assez vite pour ne jamais paraître contraint, — opposer au spectacle des libertés anglaises les stériles agitations et les chutes lamentables des nations tourmentées du rêve de l’égalité, — maintenir enfin et exalter par tous les moyens le patriotisme de la nation, et lui faire voir dans son antique constitution la sauvegarde de sa grandeur et l’instrument de son ambition.

Ces sentimens, que personne ne discute, qui sont devenus comme des formes congénitales de la pensée, trop profondes pour être des calculs, ont acquis la puissance des instincts. Ils font de l’aristocratie anglaise la plus souple à la fois et la plus tenace, la plus fière et la moins entêtée, la plus solide et la moins immobile. Une double clientèle attache de toutes parts l’aristocratie à la nation, celle de la vanité et celle du besoin. Tous les fleuves de la richesse descendent vers la mer aristocratique, et les patriciens n’ont pas besoin, comme les sénateurs de Rome, de se faire un cortège de parasites. D’un autre côté, le droit d’aînesse tient autour des chefs de maison les cadets et leurs familles comme autant de satellites qui gravitent autour d’une pesante planète. Ces cercles concentriques de la richesse et de la pauvreté noble se mêlent, se traversent en tout sens comme des ondes, et vont expirer bien loin du centre. Aussi l’aristocratie se laisse toujours pénétrer à la longue par les idées nouvelles, elle n’oppose jamais au progrès ces barrières d’imagination que nul raisonnement, nul traité ne peut faire céder. En livrant, en détachant une à une les pièces de son armure féodale, elle n’a rien perdu de sa puissance morale ; elle a toujours fait plus de cas de son autorité politique que de son prestige social : sa grande affaire a moins été le gouvernement que la jouissance de la terre anglaise. Le vieil esprit normand l’emporte encore sur l’ambition romaine. Jamais possession ne fut plus pleine, moins précaire, moins contrariée par les caprices et les hauteurs de ce qu’ailleurs on nomme l’état. On cherche partout l’état dans les provinces anglaises, on ne le trouve nulle part. Police locale, justice, routes, prisons, asiles, écoles, tout relève des propriétaires. On ne croit pas aux autorités déléguées et de seconde main. Ce n’est point parce qu’un grand seigneur est lord lieutenant d’un comté qu’on le respecte : il est lieutenant du comté parce qu’il est un grand seigneur, parce qu’il a de grands domaines, un grand nom.