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1866). » Aujourd’hui des fils de duc se font banquiers, ingénieurs, négocians.

L’aristocratie ne se trouve plus assez riche : le népotisme n’est plus aussi éhonté, aussi scandaleux que par le passé, bien que la naissance soit encore le meilleur titre pour l’armée, pour la marine, pour l’église, pour toutes les fonctions dont dispose le gouvernement. La richesse est la seule voie qui conduise à la puissance. Le commerçant enrichi va de son comptoir au parlement. Quand sa fortune est faite, il peut ambitionner l’honneur de représenter son pays. Il va aux agens parlementaires. — Qu’êtes-vous prêt à payer? — lui dit-on tout de suite. La main ouverte, il arrive dans quelque bourg ou comté où il sème l’argent. De mille façons on le lui extorque, souscriptions, charités, réparations d’églises, etc. Il y a des députés qui dépensent plusieurs milliers de livres à se faire élire, et continuent à payer une sorte d’impôt annuel de 1,000, 2,000 livres. Est-ce trop, s’ils arrivent à se hisser dans la pénombre aristocratique, à se mêler avec leur famille aux vieilles familles des comtés et au tourbillon mondain de la capitale?

Il ne faut pas longtemps pour découvrir que le manteau de la vieille aristocratie couvre aujourd’hui une ploutocratie. Sans fortune, on ne peut prétendre à rien, ni à la considération sociale, ni aux honneurs. On refuse de croire au mérite qui ne sait rien obtenir pour lui-même. Sans fortune, Robert Peel, Gladstone, Disraeli, Bright, auraient toute leur vie erré autour du parlement. Autrefois les bourgs-pourris étaient comme des canonicats politiques qu’un grand seigneur pouvait donner à un parent pauvre, qu’un riche achetait. La réforme les a supprimés. Robert Peel était fils d’un filateur qui mourut en 1860, laissant 60 millions de fortune. Cette fortune le mit de pair avec l’aristocratie. A vingt et un ans, en 1809, il acheta un bourg-pourri qui avait douze électeurs. La société anglaise est hermétiquement fermée à la pauvreté. Est-il étonnant que la poursuite de la richesse soit si ardente, que la vie soit, pour presque tous, comme une lutte et une bataille? On sent partout l’effort, la tension. Étrange spectacle pour un témoin désintéressé ! Tant d’efforts pour arriver souvent à de si petites fins, le sentiment du devoir transporté dans des choses artificielles et qui semblent superflues, des vies qui s’usent à soutenir de simples dehors, la vertu, le talent, le génie même, asservis à une inexorable tyrannie sociale! Mais, d’une autre part, une activité que rien ne lasse ni n’arrête et qui remue incessamment les choses matérielles comme les idées, une force qui cherche plutôt qu’elle n’évite les obstacles, tous ces beaux ouvrages enfin dont la grandeur fait oublier les misères et les souffrances de l’ouvrier !