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aime les signes et les fruits de la puissance. Et quelle souveraineté terrestre peut être plus pleine que celle qui consiste dans la possession même du sol? Reconnaissez partout aux maîtres de la terre les maîtres d’un pays. Dans les temps modernes, le commerce, l’industrie, la mécanique, ont créé des richesses nouvelles. L’immense capital ainsi accumulé, servi par les intelligences les plus subtiles, les plus ardentes, par tout un peuple d’ouvriers vivans et d’esclaves de fer, a demandé sa part légitime dans le gouvernement; mais la richesse territoriale reste toujours la richesse par excellence. Le gentilhomme libre qui vit sur ses champs héréditaires, entouré de cliens, de serviteurs dociles, est le véritable roi; il est juge, il est arbitre, il est maître. Tout lui appartient, les bêtes de la forêt, les oiseaux, l’air, l’eau, les vents, les pluies; c’est pour lui que la sève monte au printemps. Il sort du passé, de l’histoire. Il ne promène pas de tous côtés une vie inquiète. Le lent mouvement des choses sans commencement ni fin l’emporte. Il vit lentement, sans fatigue, sans crainte. Il est moins un individu que le représentant d’une race; on salue en lui une royauté plutôt qu’un roi. On ne se figure pas une possession plus pleine, plus complète, garantie telle qu’elle est par les lois, par le respect, par le consentement universel. Peut-on imaginer, quand on ne les a point éprouvées, les jouissances d’une telle possession qui n’a rien de précaire, cet état particulier d’une âme qui se sent à l’unisson avec les lois éternelles de la nature? Pour l’homme, trois générations qui se suivent ne sont-elles pas presque l’infini même du temps? Ici, les trois âges peuvent se toucher au même point. Les berceaux sont voisins des tombeaux. Le rêve de la vie s’écoule sur la même scène, les acteurs entrent et sortent, jouant tous le même rôle.

Pourquoi fuirait-on ce rêve, le plus réel de tous les rêves humains? Qu’y a-t-il de préférable? Y a-t-il quelque part une richesse qui puisse mieux parler aux yeux? Celle-ci entre dans l’âme elle-même par la muette beauté des arbres, des fleurs, par les lignes familières des horizons, des ondulations dont tous les plis sont connus et éveillent un souvenir. L’homme possède-t-il véritablement quelque chose, s’il n’a quelques pieds de terre qu’il puisse appeler siens? Cette terre privilégiée, devenue comme l’épouse d’une famille, on lui donne tout; on la peigne, on l’orne de mille façons, on la draine, on ne se lasse pas de l’embellir, de la rendre plus féconde. Toute richesse en sort et toute richesse y retourne. Avec les moissons y germe aussi l’indépendance, ce bien le plus cher aux âmes fières, une indépendance robuste et paisible, qui ignore le doute et la crainte. Sous ce ciel doux, devant ces horizons toujours couverts d’une gaze légère, l’esprit endormi ne cherche point de